Une crise peut en cacher une autre

Lorsque Les Secrets de Marilia s'ouvrirent au monde du prêt-à-porté et du sur-mesure, l'utilisation de tissus néo-argenois fut une évidence dans l'esprit de Samiel Verrossand et de la clientèle fortunée d'Elbêröhnit. Non moins en raison de leur prix que de leur exotisme et de leur qualité, les rouleaux de soie, de laine et de cachemire arrivaient par charrettes entières depuis Ecosient jusqu'à la capitale pour être transformés en des tenues ravissant des clientes exigeantes.
Si les manufactures de Habsbourg comptaient pour près du tiers des fournisseurs des Secrets de Marilia, le reste n'était destiné qu'aux fripes dont se paraient la petite bourgeoisie et les cadres, nouvelle classe populaire pouvant se permettre de dépenser ses sesterces dans des vêtements produits à la chaîne. En somme, lorsque les commandes ne purent être honorées, ce fut la classe la plus aisée et celle qui contribuait le plus à la prospérité du grand magasin qui s'en trouva affectée.

Samiel Verrossand ne comprenait pas comment des chargements entiers de matériaux avaient pu disparaître entre la Nouvelle-Argentorate et sa manufacture et dans son esprit, un possible incident en mer, une grève ou un problème sur la protectorat ne pouvaient être envisageables. Il fit convoquer dans les bureaux de la direction l'importateur écosientais et plusieurs de ses couturiers pour trouver une parade à ce début de crise qui coûtait beaucoup d'argent à son entreprise. Clairement, il ne comprenait pas. Au cours de l'entretien qui dura plus de deux heures, le marchand de gros lui indiqua qu'une crise politique secouait la Nouvelle-Argentorate et que personne en métropole n'était au courant de cette situation, qui privait dès lors les entreprises comme celle de Samiel, de ses matières premières. Pis encore, certains disaient que les produits manufacturés à destination de la Principauté se retrouvaient bloqués à Ecosient, les marchands néo-argenois ne pouvant plus payer les commandes et refusant toute livraison.

Pour autant, le jeune commerçant ne voyait pas comment une telle affaire avait pu être gardée secrète, ni dans quel intérêt. Surtout, il ne savait pas comment réagir face à sa clientèle. Devait-il leur expliquer ce qu'il venait d'apprendre ou bien lui suffisait-il de substituer un nouveau tissu à l'ancien sans rien dire ? Si la première solution ne plus plut guère, la seconde parut pire encore!

Dès lors, Les Secrets de Marilia informeraient la clientèle de la situation en Nouvelle-Argentorate en expliquant bien qu'ils ne pouvaient rien y faire, sauf à espérer que la situation sur l'île s'améliore d'ici peu. Néanmoins, personne ne savait encore que la crise ne faisait que s'aggraver depuis que l'armée belondaure était intervenue, tuant et blessant plusieurs centaines de personnes.

Samiel Verrossand avait dû s'adapter. Il recevait les laquais en livrée de nombreux sénateurs et hauts-fonctionnaires qui venaient chercher les costumes ou redingotes commandées avec les tissus néo-argenois et à chaque fois le jeune homme devait faire front : Les Secrets de Marilia proposaient désormais d'admirables tissus d'Ismarkie. Les commissionnaires tentèrent bien de quémander quelque faveur au chef d'entreprise mais celui était catégorique... C'était la crise!

Dans son complet par lui dessiné, Samiel courrait constamment d'un étage à un autre, embrassant ses plus fidèles clientes et se laissant faire raconter les derniers ragots de la bourgeoisie elbêröhnitoise. Il apprit ainsi que les désagréments que lui causaient l'absence de tissu néo-argenois avaient créé quelques remous parmi la classe politique qui voulait désormais enquêter. On ne lui demandait guère de compte et il ne chercha pas à en savoir davantage. Tout ce qu'il retint, c'était que d'ici peu, le pays entier apprendrait ce qu'il se passait effectivement du côté de la Principauté et que, disait-on, quelques têtes haut placées tomberaient sous l'effet d'un couperet bien aiguisé.

Mais après tout, les Secrets de Marilia se satisfirent fort bien de cette pénurie. Les derniers rouleaux de tissus s'arrachèrent à prix d'or et les cachemire, popeline, dentelle et soie ismarkiennes se disputaient les créations des tailleurs et couturiers. D'ailleurs, Zavo, le créateur fétiche de Samiel, avec qui on disait qu'il avait une aventure, avait su à merveille renouveler sa collection et créer une nouvelle tendance à offrir aux jeunes femmes fortunées.
Comme toujours dans ce cocon plein de naïveté et de faste, une crise en effaçait une autre et c'était désormais le renvoi du Grand Électeur qui occupa les discussions des salons, chacune y allant de son commentaire mais ne faisant que rapporter les propos d'un ami ou d'un amant bien placé dans l'Administration impériale.