Faillite de la Compagnie Hippomobile d'Ardanie

L'Ardanie, île à la géographie montagneuse, avait toujours rendu les déplacements difficiles d'une vallée à une autre. Avec ses parois abruptes, ses cols élevés, il ne semblait y avoir que quelques lieux propices au développement de la vie ; pour le reste, la nature sauvage s'étendait, libre. C'est pour cette raison que quelques rares villes avaient pu se développer convenablement jusqu'au XVII^e siècle, parmi lesquelles : Varsalance, qui profitait d'un front de mer étendu, d'une vaste plaine et d'un plateau accessible ; Selenese qui disposait de la région la plus plane et verte de l'île mais qui n'avait pas su mettre cet avantage à profit ; Saleça à laquelle on accédait en remontant la Vyste, rivière se jetant sur le versant est de l'île ; Ferelit, enfin, qui demeurait une petite ville profitant de la sylviculture et de la viniculture. Pour le reste, il ne s'agissait que de petits bourgs, de hameaux voire de simple lieux-dits, encaissés au fond des vals ou nichés vers les pitons roches.

Alors, quand la Compagnie Hippomobile d'Ardanie s'installa en 2648, faisant d'être l'une des premières compagnies de ce type de Belondor, son succès fut fulgurant. Ses premières lignes rejoignaient les quatre grandes villes en prenant des routes qui longeaient le plus possible les côtes. La terre sablonneuse n'était guère agréable au transport, mais la pose de pavés avaient était aisée et permettait de circuler plus librement. En quelques décennies seulement, elle ouvrir une quinzaine de lignes, entreprenant de grands travaux pour relier les agglomérations aux villes de moindre importance, favorisant par la même l'essor économique de l'île. Les coteaux réservés aux connaisseurs ardaniens furent dévoilés au reste de l'Archipel, des chargements de matériaux parcouraient ces routes en profitant de chevaux de trait d'une grande robustesse. En cinquante ans, la Compagnie Hippomobile d'Ardanie devint la société la plus prospère de l'île, faisant travailler directement près de deux mille personnes et touchant plus de cent cinquante mille autres indirectement. Son chiffre d'affaires était colossal et avait fait de son fondateur, l'un des hommes les plus riches de Belondor.

Quand les travaux de développement et de modernisation des infrastructures et des transports débutèrent en Ardanie, tout le monde crut que la C.H.A. pourrait encore s'étendre et constituer un vaste réseau de correspondances routières. D'ailleurs, son personnel et ses montures furent mis à l'épreuve en conduisant chaque jour des milliers de travailleurs sur les chantiers et en apportant tout le matériel nécessaire. Pendant quelques années, la Compagnie rayonna. Mais ce que n'avait pas prévu son directeur, Edmond Drapettine, c'était que tôt ou tard le rail finirait pas remplacer la route, longue, pénible et dangereuse.
Alors qu'il fallait près de sept heures pour rallier Varsalance à Seleça à cheval, seules deux heures trente étaient nécessaires par le rail, d'autant qu'une seule locomotive pouvait transporter des milliers de tonnes de marchandises et de clients alors même que les montures se trouvaient rapidement limitées. Pis encore, les travaux de modernisation n'avaient pas été suffisants pour établir de véritables routes impériales qui puissent offrir au transport ferré une alternative pavée. Alors, Edmond Drapettine devait faire face à une situation financière extrêmement difficile. Seules les personnes qui n'avaient pas les moyens de s'offrir un billet de train passaient encore par sa compagnie et plus de la moitié de son personnel était devenu inutile.

En ce début d'année 2715, on parlait de plus en plus ouvertement de la faillite proche de la C.H.A. sans trop avoir d'espoir sur sa reprise. Ainsi donc, quand le directeur annonça, le 6 Constantine, la fin de sa société et le licenciement de tout son personnel, qui s'élevait à cet instant à plus de quatre milles cinq cents personnes, ce ne fut qu'une demi-surprise. Les sénateurs élus avaient bien été interpellés, le Duc de Varsalance lui-même avait été mis au courant de la situation, mais rien ne leur était revenu et c'était la quasi-totalité d'une filière qui risquait de disparaître, entraînant avec elle le sort de dizaines de milliers de personnes.

La lettre de l'Archichancelier de l'Empire avait été publiée dans la presse locale. Toute la préfecture de Varsalance était ainsi au courant de l'interventionnisme voulu par le monsieur le Duc. Pour autant, les avis étaient partagés sur ses réelles motivations : électoralisme ? retour au féodalisme d'Ancien Régime ? véritable intention de préserver la C.H.A. ? Pour autant, la prise d'une si importante plume faisait bouger les choses et Edmond Drapettine avait été reçu par monsieur le Préfet pour discuter d'une possible sauvegarde de l'activité. Dès le lendemain de ce rendez-vous, on parla même de la venue d'un représentant du Ministère de l’Échiquier puis l'on parla d'un déplacement d'un membre du cabinet de Son Excellence l'Architrésorier de l'Empire!

Pour autant, depuis le 9 Constantine et malgré la rencontre avec le préfet, rien ne semblait bouger. Les annonces avaient été faites mais les faits n'avaient malheureusement pas suivi. Beaucoup y voyaient désormais un gâchis conséquent et espéraient le maintien de la Compagnie Hippomobile d'Ardanie. Mais l'on parlait de plusieurs millions de sesterces de dette due en grande partie à des prêts usuraires qui avaient été accordés par le Crédit maritime d'Ardanie, établissement bancaire faisant peu cas du sort de la filière et bien plus proche de la spéculation et de la rente.
Un ultime report du remboursement des emprunts avait été acté pour le 28 Amezzianel 2715. Passée cette date, les voies contentieuses prendraient le relais et la justice belondaure serait amenée à prononcer la liquidation de la société.

Le répit, aussi infime était-il, permettrait peut-être la sauvegarde de la Compagnie Hippomobile d'Ardanie.