Entretien avec M. Bertrand Storini

Bertrand fut conduit jusqu’au bureau du fondateur de l’entreprise.
Une fois entrée, il salua le personnage aux lunettes qui venait de s’extirper d’une table de travail.
En se basant sur les quelques croquis de la presse qu’il avait en mémoire, le nouvel arrivant reconnu qu’il s’agissait bel et bien de celui qu’il était venu rencontrer.

- " Monsieur Vanès ? Bertrand Storini, des Industries Nerym. Merci de me recevoir ! "

Il lui présenta une main tendue tandis que la secrétaire refermait doucement la porte.
Invité à s’assoir, l’homme continua.

" Il n’est pas dans mes habitudes d’éviter longtemps un sujet, aussi préférais-je aller droit au but.
Vous êtes sans nul doute au courant du petit incident de la Bourse il y a deux jours de cela, n’est-ce pas ?
Incident basé sur une rumeur, proclame la presse.
Et pourtant, je puis vous le confirmer maintenant : Oui, les Industries Nerym cherchent acquéreur. "

L’individu posa son chapeau sur ses genoux, regardant son interlocuteur droit dans les yeux.

" Notre fondateur et président d’honneur, le sieur Nerym, m’a délégué tous ses pouvoirs décisionnels depuis sa nomination à l’Architrésorerie.
Il ne souhaitait pas être victime d’accusations de conflits d’intérêt et désirait se consacrer pleinement à sa charge auprès de l’Empereur.
L’autre raison, toute aussi importante, est son âge avancé qui lui retire une certaine vigueur d’esprit et passion entrepreneuriale, deux qualités importantes d’un chef d’entreprise. "

Et justement, ce sont des qualités que vous semblez détenir.
Monsieur Nerym est un observateur méticuleux du monde des affaires et peut se targuer de savoir repérer les talents belondaures.
Vous êtes de ceux-là, monsieur Vanès, c’est incontestable. "

Il refusa un verre de spiritueux.

" C’est donc tout naturellement votre entreprise que notre président a désigné comme la plus digne et capable de recevoir ses 51 % d’actions des Industries Nerym.
Monsieur Venès, nous serions honorés que votre société prenne les rennes de cette formidable aventure entrepreneuriale débutée il y a cinq décennies lorsqu’un jeune homme de 25 ans, très pauvre, découvrit son premier gisement de charbon en Origodes.
Renforcés par des années d’expérience, de succès, et de nouvelles découvertes énergétiques, je suis persuadé que nous pourrions grandement bénéficier votre compagnie.

Cela doit soulever plusieurs questions et inquiétudes dans votre esprit.
Je suis bien sûr totalement disposé à vous éclairer. "

Derrière ses petites binocles rondes, le président-directeur de Vanès Industries était en pleine réflexion. Lui qui avait passé des années entières à tenter de développer son activité en récupérant le travail de matières premières rares se voyait proposer de la part d'Erasmus Nerym la possibilité de réaliser son rêve.

Mais il comprit immédiatement tous les problèmes que cela supposait et les risques pour l'économie. Assurément, Vanès Industries serait la société la plus puissante du Belondor, employant des dizaines de milliers de personnes et capitalisant des centaines de millions de sesterces, sans compter le puissant levier boursier. Bien sûr, il ne contrôlerait pas totalement les Industries Nerym mais c'était d'ailleurs un avantage car il pourrait racheter les parts au plus offrant une fois les marchés de nouveau fiables. Il avait mis près de vingt années à bâtir son entreprise, il avait encore tout le temps devant lui.

Bien sûr, de nombreuses questions se posaient, ne serait-ce que sur la faisabilité d'une telle opération. Il livra ainsi le fond de sa pensée à l'émissaire de l'Architrésorier.

" Monsieur Storini, je ne vous cache pas que ces rumeurs ont eu des répercussions malheureuses sur notre titre et que nous avons subi d'importantes pertes ces derniers jours. Mais je considère ces aléas boursiers comme faisant partie intégrante de la vie d'une société et n'en porte préjudice à personne.

Je vous remercie par ailleurs d'être venu en personne m'indiquer le souhaite de Son Excellence Nerym et j'agirai toujours dans l'intérêt de l'oeuvre qu'il a fondé il y a cinquante ans.

Mais je m'interroge sur la possibilité de cette acquisition de la part de Vanès Industries. Que diront mes concurrents ? Que pensera l'Etat d'un tel monopole sur l'énergie, l'armement et bientôt les transports aériens en Belondor ? Des voix vont très certainement s'élever contre ce rapprochement entre nos deux groupes et sur l'immense machine que cela va constituer.

Monsieur Nerym ne craint pas d'être pris à partie en raison de cette collusion ? Même s'il a souhaité rester loin de tout ceci, il reste malgré tout lié de très près à ces affaires économiques et très politiques. "

Le directeur-général avait écouté placidement les inquiétudes partagées par son interlocuteur, inquiétudes légitimes dans la mesure où l’Etat belondaure ne s’était jamais privé d’intervenir frontalement dans l’économie nationale.
Il répondit rapidement d’une voix rassurante.

- " Il est vrai qu’une telle décision pourrait bien inquiéter d’autres sociétés concurrentes ainsi quelques gratte-papiers gouvernementaux.
Néanmoins, d’un point de vue purement juridique, aucune loi et aucun décret n’empêcherait à l’heure actuelle cette affaire de s’acter.
Pourvu que nos deux sociétés se montrent les plus transparentes et ouvertes possibles sur l’affaire, nous resterions dans la légalité et irréprochabilité.

Monsieur Nerym pourrait en effet être accusé de partialité si l’affaire revenait jusqu’à l’Architrésorerie, mais il a récemment offert une très grande autonomie au Ministre de l’Echiquier, monsieur Trifus Salfandier, afin que ce dernier, et ce dernier seul, prenne en charge les dossiers industriels et commerciaux.
De fait, le projet n’atteindra jamais le bureau de monsieur Nerym, et sa signature ne sera sur aucun papier lié de près ou de loin à ce rapprochement.

Sachant cela, vous comprenez sans doute qu’aucun obstacle concret ne peut se poser entre votre société et la nôtre.
Nous exerçons simplement notre liberté entrepreneuriale, sans abus quelconque, qui est une liberté fondamentale et gravée dans le marbre par les réformes industrielles de Nabelnine Ier.
Peut-être pourrons-nous nous attendre à des remous du côté de compagnies adverses, comme les Industries Batignoles, mais cela n’ira pas plus loin.

Votre société a l’opportunité inespérée de posséder ses propres sources énergétiques, un avantage extraordinaire qui multiplierait assurément votre productivité, baisserait vos coûts, et libérerait votre plein potentiel de recherche et d’inventivité. "

Il regarda le sieur Vanès en hochant du chef, visiblement convaincu par ses propres mots.

La moustache du président-directeur frétillait comme un poisson d'eau douce remontant le courant. Bertrand Storini avait trouvé les mots justes à chaque fois et il était difficile pour Beren de ne pas se projeter à la tête d'un Empire industriel et commercial. Il pourrait enfin contrôler de bout en bout sa production après les tentatives avortées de prospection avant la Grande Guerre d'Occident. Il pourrait enfin réaliser son rêve d'une chaîne parfaite allant de la récupération des matières premières à la vente du produit fini. Les intermédiaires n'existeraient plus, les coûts supplémentaires seraient abolis. Il mettrait la concurrence à bonne garde et pourrait diversifier à loisir sa production et ne plus seulement travailler sur l'armement.

" Monsieur Storini, croyez bien que Vanès Industries n'a rien à cacher. Nous n'hésiterons pas à faire publier tous les documents qu'il sera utile de porter à la connaissance du public. Je parlerai à mon conseil d'administration de votre proposition de cession mais sachez qu'en détenant plus de trois quarts des parts de la société, personne ne pourra empêcher cette opération.

Le Belondor nous remerciera très bientôt d'avoir pu rendre possible une telle alliance entre deux grands groupes. La réalité est que nous ne sommes pas assez présents à l'étranger et qu'il importe de pouvoir remporter de nouveaux marchés. J'ambitionnais de grandes choses et vous m'apportez aujourd'hui les moyens de les réaliser. "

Les pertes des derniers jours étaient déjà oubliées. Vanès Industries serait très prochainement le moteur économique du pays et cela ne pouvait que ravir son président.

Bertrand se leva de son siège, satisfait de la conclusion de cet échange.

- " Eh bien voilà qui contentera le conseil d’administration de notre société.
Nous avons pleinement confiance que vous saurez proposer au vôtre notre offre de la manière la plus habile.
Seriez-vous plutôt favorable à une signature de la vente devant les journalistes ou à huis clos ? Nous vous suivrons quelle que soit votre préférence.

Quant au prix exact de la transaction, je laisse soin à nos experts comptables de trouver une somme convenable aux deux partis.
L’action de notre entreprise a suffisamment baissé ces derniers temps et monsieur Nerym se montrera suffisamment conciliant pour que vos financiers et les nôtres se mettent parfaitement d’accord, cela ne fait pas de doute. "

Il attendit que son interlocuteur l’accompagne à la porte.

" Ce fut un réel plaisir, Monsieur Vanès. "