Séance inaugurale de la XIIe législature

Les rumeurs étaient fondées. Oui, l'Empereur allait participer à la séance inaugurale de la XII^e législature du Sénat. Mais ce n'était pas afin de jouer le « bouche-trou », de remplacer le Grand Maître de l'Empire indisponible. Quelle idée saugrenue ! Non, s'il allait bel et bien manquer un sénateur de droit, en tant que grand dignitaire de l'Empire – faisant qu'il n'y avait que 292 sénateurs en réalité, c'est parce que Sa Majesté n'avait toujours pas décidé qui nommer comme Grand Électeur de l'Empire, le Sieur Batignoles ayant été déchu de cette grande dignité. Le Grand Maître de l'Empire Armand de La Croix de Salignac serait, lui, présent.

Ce n'était que la troisième fois qu'un souverain impérial daignait présider à une séance du Sénat depuis la rétablissement de l'Empire en 2689 et l'adoption de la Constitution en 2691. La première fois, c'était lors de la I^e législature, lorsque Sa Majesté Nabelnine I^er avait jugé bon de présider à la séance inaugurale du premier Sénat du Second Empire. La deuxième fois lorsque l'Empire s'engageait dans la Guerre de Réunification afin que l'ex-Empereur put s'assurer du soutien des représentants sénatoriaux dans l'optique de réaliser une union nationale nécessaire à cette entreprise militaire. Il s'agissait donc d'un événement en soi que de voir Nabelnine II lui aussi présider à une séance du Sénat. Cela signifiait que le moment était de grande importance. N'était-ce pas la première fois que le jeune Empereur allait pénétrer dans l'hémicycle ?

Le cortège impérial, constitué du souverain, de la famille impériale ainsi que des quatre grands dignitaires faisait ainsi route vers le Palais Marmont où attendaient déjà 288 sénateurs, dont 147 élus lors des élections d'Antonine dernier.

Louis était arrivé de bonne heure pour la séance inaugurale. C'était la première fois qu'il était élu sénateur, mais à peine élu, il avait été nommé président du Parti impérial, l'ancien Grand Electeur de l'Empire Tancrède Batignoles ayant démissionné de la présidence du Parti et abandonnant toutes fonctions politiques pour se consacrer à son entreprise. Il y avait déjà du beau monde et les travées étaient déjà toutes remplies. On ne faisait pas attendre l'Empereur !

- Alors, Louis, comment allez-vous ? Comment se passe la prise en main du Parti ?

Le sénateur Gratius Bolibon venait voir son président.

- Bien, Gratius, bien. Le Parti est sens dessus dessous comme vous l'imaginez après la gifle reçue aux sénatoriales... Et vous-même ? Que pensez-vous de la présence de Sa Majesté impériale à notre séance d'inauguration de la législature ?

Une moue perplexe, Gratius dit :

- Je ne sais pas... il doit avoir des choses importantes à nous annoncer, j'imagine...

Sa Majesté l'Empereur et le cortège impérial s'arrêtèrent devant les marches du Palais Marmont, où une haie d'honneur de grenadiers de la Garde impériale attendait le souverain, encadrant son chemin. Sortant du carrosse d'apparat, Nabelnine II habillé en grande tenue monta la quarantaine de marches jusqu'au perron du bâtiment qui accueillait le Sénat. Là, le doyen des sénateurs l'accueillit comme le voulait l'usage. Après quelques courbettes, il le guida jusqu'à la salle de l'hémicycle, alors que les grands dignitaires de l'Empire prenaient un autre chemin, afin de s'asseoir parmi les rangs des ministres, comme le voulait la tradition, seule la famille impériale suivant l'Empereur. Lorsqu'il pénétra dans l'hémicycle, tous les sénateurs se levèrent et l'applaudirent longuement. Sans aucune réaction, le souverain abandonna le doyen des députés et monta à la tribune du président du Sénat, au pied de laquelle s'assirent dans de magnifiques fauteuils les trois membres de la famille impériale l'ayant accompagné, sa mère, son frère et sa sœur. Sa Majesté l'Empereur leva alors la main, demandant le silence, ce qu'elle obtint. Les sénateurs purent alors s'asseoir. Le discours de la séance inaugurale commençait :

- Honorons Dieu notre Créateur, que Sevan nous accorde sa protection et que la grâce soit sur nous !

La coutume voulait que tout discours ouvrant une législature commença par ces mots :

- Voilà plus de huit ans que nous sommes montés sur le trône impérial, une accession à celui-ci précipitée par la force des choses à l'occasion de funestes évènements qui restent encore dans nos mémoires, lesquels ont néanmoins montré les liens indéfectibles qui unissent notre Peuple à notre illustre lignée. En ce jour d'ouverture de la XII^e législature, c'est pour nous l'occasion de réaffirmer les principes fondamentaux qui guident notre politique depuis que nous gouvernons aux destinées de l'Empire dans l'intérêt de celui-ci et à l'écoute de notre Peuple.
Messieurs les sénateurs, vous aurez, pendant cette législature, à légiférer sur tout un ensemble de nouvelles lois et de sénatus-consulte, sur les sujets qui auront attiré notre attention, à notre initiative ou à la vôtre.
Les comptes publics vous seront soumis, selon l’usage et les règles fixées par le Code des finances publiques, et des subsides vous seront demandés pour pourvoir aux besoins de l'administration. Nous sommes certains que les efforts qui ont été faits pour rétablir l’équilibre entre les ressources et les dépenses de l'État depuis que nous sommes à sa tête, couronnés de succès depuis deux ans, seront poursuivis et nous comptons sur vous pour assister notre gouvernement dans cette tâche, ainsi que pour l'aider à ancrer notre monnaie dans le système de l'étalon-or comme nous en avons émis le souhait. Nous sommes persuadés qu'une telle mesure permettra à notre économie de croître encore davantage et à nos concitoyens de marcher sur le chemin de la prospérité, d'autant plus que nous entendons poursuivre l'effort de modernisation et de développement de nos infrastructures et de nos structures productives, comme inscrit dans la loi de finances pour cette année.
Les affaires de politique étrangère ont fortement retenu l'attention des grandes nations de ce monde depuis plusieurs mois. Nous avons inscrit l'Empire de Belondor dans un système d'alliance avec le Saint-Empire d'Edoran et le Grand-duché de Zollernberg, nommé Triple-Alliance et qu'il importe de faire fructifier et solidifier de façon à ce que ceux qui portent des intentions hostiles à notre égard soient découragés de passer à l'acte. Nos alliés savent d'ailleurs très bien que le Belondor répondra à leur appel en cas d'agression. Nous ne sommes pas bellicistes, mais il n'y a pas de politique possible en dehors des réalités. Si nos intérêts, notre intégrité ou celle d'Edoran et du Zollernberg étaient remis en cause, le Belondor, déterminé, fidèle à sa parole, fera son devoir.
L'intégrité et l'unité de l'Empire ne saurait être remis en cause. Nous avons reçu un héritage de la part de feu notre père et, avant celui-ci, de nos ancêtres. S'il nous est permis de faire accroître ce legs, il ne nous saurait être possible de le dilapider. Nous n'entendons pas qu'il le soit. C'est pourquoi nous tiendrons nos engagements auprès des Zollernois victimes de la piraterie du soi-disant prince de Sorabe, qui ne fait en réalité qu'usurper la souveraineté belondaure sur cette île. Nous entendons qu'une flotte transportant un corps expéditionnaire soit envoyée contre ces barbaresques qui ne sont que des rebelles envers notre Empire. Depuis trop longtemps ceux-ci narguent notre autorité. Nous considérons qu'il est temps de leur faire entendre raison. Nous souhaitons que ceci soit fait dans le courant de l'année afin que justice soit rendue et que l'intégrité et l'unité de l'Empire soient respectées.
Cet héritage que nous ont légué nos ancêtres est aussi celui d'une foi syiste chevillée au corps, consubstantielle de nos êtres, de notre identité. Que serait le Belondor sans le syisme ? Que serait l'Empire sans la foi, ferment de son unité ? L'Empire de Belondor, sous notre règne, a réalisé l'unité des syistes du Nord de l'Archipel. Cette grande œuvre, dont nous rêvions tous depuis des siècles, fut accomplie en moins de temps que nous l'espérions. Mais quel serait son sens, sa signification profonde, son utilité, si cet Empire syiste enfin devenu réalité laissait certains des siens, ses fils, être persécutés de par le monde, si le Belondor ne répondait pas à l'appel de ceux qui souffrent depuis trop longtemps sous le joug des vexations, des brimades, de la tyrannie ? Nous souhaitons que le titre que nous portons d'« Empereur Très-Syiste » ne soit pas vain. Ainsi, nous promettons à tous les syistes de par l'Archipel de leur apporter notre aide dans l'exercice du culte, notre assistance lorsqu'ils sont touchés par des tragédies et notre protection face à ceux qui envisageraient de leur porter atteinte.
Voilà les grandes questions dont il était nécessaire que nous vous fassions part. L'Empire de Belondor a un rang. Il doit en être digne, le tenir, le respecter et le faire respecter. Cette responsabilité nous échoit de par le poids de notre histoire, de notre passé glorieux mais aussi eu égards à l'avenir, à notre devoir de construire un édifice solide, capable de traverser les siècles sans faillir. C'est pourquoi, au cours de cette législature, nous vous engageons à discuter avec calme et avec votre patriotisme ordinaire les questions qui intéressent notre Empire et nos loyales et laborieuses populations. Nous réclamons de vous tout le bon vouloir dont vous avez fait preuve depuis que nous avons l'inestimable honneur de gouverner aux destinées du Belondor, et nous prions de tout notre cœur Dieu qu’Il vous assiste dans cette tâche, qu'il bénisse vos travaux et veille au salut de l'Empire.

Lorsque l'Empereur eut fini, l'ensemble du Sénat se leva et l'applaudit, c'est-à-dire non pas seulement les sénateurs, mais toutes les personnes présentes, y compris les fonctionnaires, y compris les ministres, y compris les grands dignitaires, y compris la famille impériale. Son discours, lu sur un ton plutôt monocorde, semblait néanmoins un succès tant il donnait une ligne directrice simple, claire et ferme à l'Empire.

Louis aussi applaudissait. Il était content car l'Empereur avait montré son ambition de ne rien céder au niveau international et de faire en sorte que l'Empire soit le plus grand. En plus, il n'avait pas repris à son compte le programme des modérés, pourtant vainqueur relatif des dernières élections sénatoriales. Il montrait que seul lui faisait son programme et cela satisfaisait l'ultra qu'il était. Discutant avec Gratius, il dit :

- L'Empereur a bien parlé, la politique est posée et il a montré aux modérés qu'il n'y aurait pas de démocratisation et qu'il irait au rythme qu'il voudrait pour les autres réformes qu'ils souhaitent.
- Et encore ! Ce n'est pas sûr qu'il les mette toutes en application !
- Oui, l'Empereur est le seul maître à bord. Et il ouvre la voie à une conquête de la Gallice et d'Yrusalem...

Décidément, Louis était satisfait.

Dans le cortège impérial, les voitures flanquées aux armes de l'Empire transportaient les quatre Grands Dignitaires. Confortablement assis sur sa banquette, l'Archichancelier de l'Empire, lisait les quelques feuillets de la presse du jour. Partout dans la métropole résonnait encore l'annonce de l'ouverture de la séance inaugurale de la XII^e législature par Sa Majesté l'Empereur. Celle-là même qui portait en triomphe l'Union des modérés. Assurément, cette journée serait belle.
Arrivés devant le Palais Marmont, les Grands Dignitaires saluèrent une dernière fois l'Empereur Nabelnine II qu'ils retrouveraient d'ici quelques instants dans le petit hémicycle de moins de trois cents sièges. Attendu comme le héros d'une bataille antique, Etzel Calpunien ne s'attendait pas à recevoir un accueil aussi bruyant dantesque que celui qui lui fut réservé.

Passé la porte de service du bas de l'hémicycle donnant sur la tribune, il fut distingué par la majorité modérée par un tonnerre d'applaudissements aussi vifs que les hourra, bravo, merci, scandés depuis les rangées de fauteuils de l'Unimod. D'un geste amical, le président du parti remercia les siens, quelques cent soixante dix sénateurs qui avaient su venir à bout d'une campagne électorale difficile. Même le sénateur Hautelier, nouvellement promu, retrouvait le Palais Marmont après plusieurs années de retrait.

Après quelques minutes d'un vacarme accru par l'écho de la salle, le calme revint dans les rangs modérés tandis que tout le monde s'apprêtait à voir entrer le jeune souverain. Son arrivée fut saluée avec d'autant plus de vigueur que c'était tout l'hémicycle qui lui vouait un véritable triomphe.
Et son discours fut autant félicité que sa venue, tant il prouvait que les Temararien régnaient avec abnégation et pragmatisme. Si dans le quart gauche de l'hémicycle, on se demandait si les réformes voulues pourraient voir le jour, tous les sénateurs semblaient néanmoins s'accorder sur la nécessité de pacifier le pays au-dedans et au-dehors pour pouvoir envisager l'Archipel de demain. Il faudrait nécessairement beaucoup de travail et d'acharnement pour obtenir un résultat sous deux années, mais l'on ne perdait pas espoir.

HMDP était arrivé relativement en avance, l'occasion pour lui de se familiariser avec le Palais Marmont et ses futurs collègues. Bien qu'il en connaissait la quasi-totalité, il savait l'homme changeant selon son emplacement. Au milieu de cette fosse où les tribuns régnaient en maîtres absolus, il lui faudrait toute son expérience et son assurance pour s'assurer la mainmise sur l'ensemble du groupe modéré.

En sa qualité de secrétaire du parti, il lui revenait fort logiquement de briguer la tête de l'Unimod au Sénat. Pour autant, certains sénateurs ne l'entendaient pas ainsi et risquaient de compromettre les plans du Gouverneur de la Banque impériale. Pour autant, Henri-Maxime n'était pas homme à se coucher et il n'hésiterait pas à s'employer à défendre l'intérêt du parti.

Lorsque le président de l'Union, l'Archichancelier de l'Empire, pénétra dans l'hémicycle, HMDP fut extirpé de ses pensées politiques. Les applaudissements nourris et les acclamations lui rappelèrent que le chef du parti aurait tôt fait de lui trouver un bras droit au Palais Marmont. Henri-Maxime céda donc à la fierté d'être présent en ce moment historique malgré son flegme d'apparat.
Jusqu'à la fin de la séance inaugurale, il resta muet, se contentant d'applaudir l'Empereur comme le reste de ses collègues.

A n'en point douter, le Sénat aurait à connaître de nombreux sujets dans les mois à venir pour le bien de la Nation belondaure.