La perte d'un serviteur de l'Empire [2]

L'Empereur s'était endormi, allongé sur le lit de camp qu'il avait fait dresser dans son cabinet de travail depuis la fin de la Guerre de Germanie victorieuse, lorsque son secrétaire particulier Charles Degaulle entra silencieusement dans celui-ci, sans avoir frappé préalablement. Il s'approcha en douceur de l'endroit où était endormi son maître et souverain. Il se pencha alors sur lui et lui souffla à l'oreille :

- Majesté ?
Hum... qu'y-a-t-il, Charles, demanda l'Empereur encore tout endolori par la courte nuit à laquelle il avait eu droit.
- Veuillez m'excuser de troubler votre sommeil, sire, lui répondit Charles Degaulle, mais j'ai une terrible nouvelle à vous annoncer.

L'Empereur se redressa alors lentement, écarquillant et clignant des yeux pour tenter de se réveiller et de retrouver toute sa lucidité. Il finit par se lever et d'un signe de la main fit signe à son interlocuteur de continuer à s'exprimer alors qu'il s'approchait d'une bassine dans laquelle il plongea les mains pour se frictionner le visage, de façon à se réveiller et se rafraîchir :

- Votre Majesté, son Excellence le Connétable de l'Empire... il a eu un malaise.
- Et ? C'est pour cela que vous me dérangez ?
- Non, sire. Il a cessé de respirer pendant plus d'une minute. Il est heureusement toujours en vie, mais les médecins sont impuissants à le réanimer. Il semble qu'il soit tombé dans un coma profond dont nul ne sait s'il sortira un jour.

L'Empereur se retourna vers son secrétaire particulier, prenant soin à ce qu'on visage garde un air impassible. Il se contenta de dire à voix basse :

- Bien. Je vous remercie, Charles. Vous pouvez disposer.

Après s'être incliné, Charles Degaulle quitta la pièce, laissant seul l'Empereur qui s'affala alors sur une chaise, sonné. Voilà qu'il venait de perdre un des plus grands et plus fidèles serviteurs de l'Empire. C'était un coup dur pour l'Empereur, l'Empire et son administration. Il paraissait évident que la charge de Connétable de l'Empire ne pouvait être laissée à l'abandon. Mais qui nommer à celle-ci ? Il ne pensait pas que les ministres de la Guerre, le général Eugène-Loïtien Belveniac, et des Affaires étrangères, Alexandre Lefebvre, malgré leurs immenses qualités par ailleurs, soient capables de prendre la tête de la Connétablie. Il fallait néanmoins trouver quelqu'un, car les enjeux internationaux étaient importants, et quelqu'un de fiable. Se relevant, il agita une clochette posée sur son bureau et Charles Degaulle entra de nouveau dans le cabinet :

- Votre Majesté m'a demandé ?
- Oui. Convoquez l'Archichancelier de l'Empire, immédiatement.
- Bien sire, répondit un Charles Degaulle quelque peu interloqué.

Alors que son secrétaire particulier quittait à nouveau la pièce, le souverain réfléchit. Certes, l'Archichancelier n'était qu'un grand dignitaire parmi les autres, sinon une préséance protocolaire qui n'en faisait pas une autorité de tutelle sur les autres, mais il était celui en lequel il avait le plus confiance. Et désormais, il ne restait que trois grands dignitaires, Sa Majesté ayant choisi de ne pas nommer de nouveau Grand Électeur depuis la déchéance du Sieur Batignoles. Il souhaitait obtenir le conseil du duc de Varsalance, conseil d'autant plus avisé que, celui-ci ayant la tutelle sur le ministère de la Police générale il pourrait lui signifier quels sont les individus les plus fiables tant politiquement que moralement... On était jamais trop prudent.

L'Archichancelier de l'Empire avait des oreilles indiscrètes partout dans l'Empire, y compris dans les bureaux de ses estimés collègues. Cela faisait partie de son travail : savoir pour prévoir, prévoir pour agir. Dès lors, il avait été l'un des premiers informés du malaise de son ami le Connétable de l'Empire et avait été tenu informé de son état de santé une partie de la nuit.

Retiré dans son bureau, Etzel Calpunien demeurait pensé, ne répondant que par quelques grognements ou des gestes évasifs de la main. Il lui était bien évidemment impossible de se reposer, tant la situation le préoccupait. Assurément, il fallait que la charge ne soit pas laissée vacante trop longtemps, qu'un remplaçant soit nommé sur-le-champs afin que l'Empire ne pâtisse pas de cette absence douloureuse.

L'huissier tira l'Archichancelier de ses souvenirs de la Fronde d'Elbêröhnit. Charles Degaulle avait personnellement tenu à l'appeler auprès de l'Empereur, qui désirait s'entretenir avec lui. Ce dernier quitta immédiatement son bureau ; mal rasé, les vêtements salis par l'effort d'une journée et d'une longue nuit, les traits tirés, il faisait peine à voir. Mais peu lui importait.

Après quelques minutes de marches, il pénétra dans le cabinet de travail de l'Empereur. Les salutations protocolaires passées, il patienta, les mains dans le dos. Nabelnine devait sûrement quoi faire.

L'Archichancelier était arrivé rapidement, seulement quelques minutes après que l'Empereur n'ait envoyé Charles Degaulle aller le chercher. Visiblement, lui non plus de dormait pas beaucoup. Sa Majesté lui fit signe de s'asseoir et alla droit au but, parlant de cette voix monotone et froide qu'il affectait depuis qu'il était au pouvoir :

- Bonsoir Varsalance, ou devrais-je dire bonne nuit étant donnée l'heure si cette formulation n'était pas réservée au sommeil... Venons-en aux faits, si vous le voulez bien. Vous êtes au courant de ce qui est arrivé à Balincourt, j'imagine.

Le duc fit un léger signe de tête et le souverain continua donc :

- Il nous faut trouver un remplaçant. J'ai actuellement deux solutions : soit déchoir monsieur le maréchal de sa grande dignité et élever quelqu'un d'autre à sa place ; soit créer ex nihilo une dignité de vice-Connétable... je pense que la première solution doit être privilégiée. Il ne me semble pas opportun de complexifier notre système en créant une fonction pour un seul homme. Qu'en dîtes-vous ?

Sans attendre de réponse, l'Empereur continua, baissant encore la voix :

- Je ne crois pas que les ministres de la Guerre, le général Eugène-Loïtien Belveniac, et des Affaires étrangères, Alexandre Lefebvre, malgré leurs immenses qualités par ailleurs, soient capables de prendre la tête de la Connétablie. Il nous faut des hommes qui aient une vision d'ensemble, ne pensez-vous pas ?

L'Empereur, une nouvelle fois, ne semblait pas attendre de réponse et eut un léger rictus et demanda d'une voix encore plus faible :

- Le haut-représentant de l'Empire en Nouvelle-Argentorate... Charles Marksane... n'était-il pas au ministère de la Police générale, auparavant, qui est sous votre tutelle ? Que pourriez-vous me dire sur lui ?

L'Archichancelier de l'Empire ne disait mot. Il ne s'était pas trompé, l'Empereur avait effectivement déjà prévu un remplaçant, et son nom n'était plus étranger aux Belondaures :

" Majesté, le sieur Marksane a toujours eu d'excellents états de service. Son efficacité lui a valu de gravir les échelons et sa nomination au poste de Haut-Représentant de Belondor en Nouvelle-Argentorate lui a conféré une stature pleine de zèle. Le sieur Marksane a su imposer des réformes fortes en n'hésitant pas à user d'un ton autoritaire sans jamais outrepasser les bornes. "

Le duc de Varsalance se tut un instant puis reprit :

" Si Sa Majesté souhaite le nommer Connétable de l'Empire, je ne puis que la suivre. Toutefois, les membres du Conseil de Guerre risquent de se sentir lésés... certains lorgnent sur la Grande Dignité depuis de nombreuses années. Puis-je me permettre de vous suggérer de décorer les plus envieux d'entre eux ? Ils seront bien heureux de pouvoir compter une médaille de plus et oublierons leur déconvenue. "

L'Empereur se doutait effectivement que les ministres sous la future tutelle du Sieur Marksane, dont l'ambition était connue de tous à dire vrai, prendraient très difficilement cette nouvelle. Les récompenser par une breloque ? Pourquoi pas si cela pouvait les calmer...

- Soit. Faisons comme cela si les choses peuvent ainsi en être facilitées.

Il fit un signe en direction du duc et lui dit :

- Je n'ai plus besoin de vos services. Vous pouvez vous retirer, à moins que vous ne souhaitiez me faire part de quelque chose, quoi que ce soit...

Le duc acquiesça ; ainsi donc, l'épineux choix d'un nouveau Connétable de l'Empire était réglé. Pour autant, Son Excellence l'Archichancelier ne semblait pas vouloir partir et, après s'être retenu, osa :

" Majesté, le coma de Son Excellence de La Villejégu intervient au moment même où le Belondor doit faire face à un vent de critique de la part de nations comme le Crasselande. Je crains qu'il ne s'agisse pas d'un simple accident. "

Impassible, l'Empereur se passa un doigt sur la bouche, continuant de fixer son interlocuteur et se contenta de répondre :

- Continuez. Où voulez-vous en venir ?

" Je ne dispose pour l'heure d'aucune information qui puisse étayer mes propos. Pour autant, les élections présidentielles Crasselandaises et l'anti-monarchisme grandissant à travers l'Archipel font craindre le pire. Le travail de Son Excellence de La Villejégu sur la scène internationale l'a beaucoup exposé, à l'instar de Son Excellence Störtebeker.

Si vous me l'autorisez, j'aimerais pouvoir former un cabinet secret chargé de mener l'enquête. Si Balincourt a été empoisonné, peut-être que la main qui a agi se trouve encore parmi nous. "

Sa Majesté resta silencieuse un long moment, les yeux dans le vide. Puis, fixant son interlocuteur, le regard affuté, elle dit :

- Un réseau d'espions en somme ? Je vous y autorise. Soyez d'une extrême discrétion, rien ne doit remonter jusqu'à moi. Si cela venait à se savoir, vous en assumeriez seul les conséquences. Est-ce compris ?

" Bien évidemment, Majesté. "

Comprenant que l'entretien prenait fin, l'Archichancelier de l'Empire salua le souverain et quitta son cabinet de travail.