Une visite d'État historique

Naturellement, ce fut le grand-maître de l’Empire qui s’été occupé de l’organisation du voyage en Belondor du roi d’Aldarnor. L’affaire était délicate à bien des égards : non seulement parce que l’Aldarnor n’était pas le premier amour des Belondaures, mais aussi parce que cette cérémonie était l’une des dernières que le duc d’Albes organiserait en tant que grand-maître de l’Empire. Il avait étroitement collaboré avec les autorités aldarnorines pour faire de cette rencontre un évènement historique. Surtout, le duc d’Albes voulait par-dessus tout que les Belondaures participent réellement à faire de cette visite une date mémorable, il fallait associer tous les citoyens. C’est ainsi qu’on ne manqua pas de décorer les rues, avec une alternance de drapeaux belondaures et aldarnorins. Le duc d’Albes avait fait confectionner sur sa cassette personnelle des cocardes aux couleurs d’Aldarnor et de Belondor, elles avaient été massivement distribuées. La propagande impériale avait elle aussi marchée à plein régime pour arrondir les angles et la police politique avait pris soin de faire taire l’opposition qui grondait que les têtes couronnées n’étaient que des consanguins dégénérés…

Finalement, le jour J, le duc d’Albes était assez satisfait, les Belondaures semblaient heureux d’accueillir Vincent II et sa famille chez eux. C’était une occasion d’une fête nationale, d’une liesse commune qui rassemblait tous les Belondaures autour de la famille impériale pour célébrer le régime. Bien entendu, c’était aussi pour les Belondaures une forme de soulagement, avec toutes les rumeurs qui courraient au sujet de l’empereur, son prochain mariage rassurait. Le bon peuple, au final, ne demandait qu’à l’aimer cette infante d’Aldarnor. Et en effet, après son mariage, Son Altesse royale l’infante Pauline d’Aldarnor, duchesse de Minastan, deviendrait Sa Majesté l’impératrice de Belondor. La perspective d’avoir une impératrice réjouissait les Belondaures, chacun sortait, par curiosité, histoire de voir la tête de cette princesse du sud. Tous purent constater la beauté de la jeune femme, « elle est merveilleuse » disait-on déjà. Personne n’avait remarqué le roi d’Aldarnor ou son fils : les Belondaures se massaient aux fenêtres et dans les rues pour voir la belle infante Pauline, Vincent II avait beau avoir un habit rouge et or magnifique, personne n’y prêtait attention.

Le cortège remontait les grandes avenues récemment percée. Les pierres des bâtiments étaient encore blanches, immaculées. De ci, de là, on pouvait voir les impacts des balles de la dernière révolte d’Elbêröhnit, mais Nabelnine Ier avait gagné son pari : il avait su donner à la capitale belondaure son empreinte impériale, ouvrant les portes d’une ville nouvelle, moderne, plus respirable. La colline du palais Ceronine II trônait au bout de l’avenue, splendide.

Comme le voulait la tradition, le grand-maître de l’Empire attendait au pied de ladite colline : s’était à lui qu’incombait l’honneur de faire monter le roi d’Aldarnor jusqu’au sommet, jusqu’à l’empereur. Situation symbolique s’il en est, tous étaient inférieurs aux monarques de Belondor, les empereurs comme les rois avant eux. Aujourd’hui, comme un citoyen quelconque, le roi d’Aldarnor avait levé les yeux pour admirer l’ensemble palatial d’Elbêröhnit. Puis, le cortège arrivé à la grille basse du palais, le grand-maître descendit de sa petite estrade pour recevoir le roi d’Aldarnor et sa famille. Ayant un sens aigu de l’apparat, Armand de La Croix avait revêtu son habit de grand-maître de l’Empire, avec son bicorne garni de magnifiques plumes blanches. Couleur bleu-roi, l’habit était brodé d’or et naturellement accompagné du cordon de l’ordre de l’Aigle, avec un superbe plaque brodée d’argent sur sa cape d’hermines, symbole de sa qualité de sénateur et duc de l’Empire. Il portait, comme son père avant lui, la Jarretière aldarnorine, puisqu’il en était chevalier. Il s’avança vers le roi d’Aldarnor.

« ― Sire, c’est avec un plaisir non dissimulé et un honneur infini que je me tiens ici devant vous en ce jour historique. Il n’est pas de plus grande joie pour moi que le Belondor considère enfin l’Aldarnor comme une amie précieuse et fidèle. Ce jour montre à tous que la puissance des monarques dépasse les habitudes de l’histoire. La paix est le plus beau cadeau que vous puissiez offrir à votre peuple et à celui de Belondor, Majesté. »

Le discours se voulait bref, car l’empereur avait certainement plus à dire encore. Le grand-maître de l’Empire salua le reste du cortège aldarnorin, et les invita à monter. Le reste du chemin se ferait à pieds, il faudrait bien compter une demi-heure, histoire que les Aldarnorins n’arrivent pas épuisés en haut. L’insolation était la plus grande crainte du grand-maître à cette étape du voyage : aucun terroriste ne pouvait pratiquer son art ici, l’endroit étant trop bien gardé, c’était un souci de moins. Ils entamèrent l’ascension vers l’empereur.

Le roi avait l’habitude de marcher. Il appréciait toujours, lorsque le chancelier venait faire son rapport officiel chaque semaine, parler tout se promenant dans les jardins du Palais-Sacré, magnifiques en cette période de l’année. Alors l’idée de monter à pied, comme un simple particulier, la colline du palais Ceronine II ne gênait pas du tout le roi ; quand bien même elle déplaisait fortement au prince de Vitry, qui ronchonna que cela n’était pas conforme au protocole, ni même digne du trône. Du côté des Belondaures, l’affaire fut admirablement bien perçue, on y voyait là un geste amical de la part du monarque aldarnorin.

Bien entendu, arrivé en haut, la vue du palais Ceronine II laissa tout le monde impressionné. L’édifice en jetait à vrai dire, et sa position laissait une empreinte très « impériale » à l’ensemble. Le roi resta de marbre lui, puisque c’était là sa principale qualité. Il s’avança, sa petite cour le suivant de près. Il s’arrêta à mi-chemin, après avoir monté quelques marches et être arrivé à une première terrasse. Là, le roi se figea, attendant que son impérial hôte descende de son piédestal pour le rejoindre.

Venir ici, en Belondor, pour le roi d’Aldarnor, s’était chose très difficile, notamment parce que personne ne voyait se rapprochement belondo-aldarnorin d’un bon œil en Aldarnor. Certains poussaient à une alliance plus étroite, d’autres freinaient des quatre fers le rapprochement. Du coup, le roi peinait à satisfaire : pas assez pour les uns, trop pour les autres : la position était délicate. Le roi avait préféré faire fi de toutes ces considérations politiciennes pour appréhender plus calmement cette question. Il laissait parler son instinct, chose très rare. La bourgeoisie aldarnorine se réjouissait des accords marchands avec les Belondaures, qui ouvrait le luxe aldarnorin au juteux marché belondaure. D’un autre côté, les industriels aldarnorins grinçaient des dents, parce que les Belondaures inondaient le marché aldarnorin de leurs produits.

Le roi voulait que la rencontre se passe bien, car dans son esprit, la duchesse de Minastan devait rester en Belondor, tandis que la princesse Maria-Aurélia partirait avec la cour en Aldarnor. L’objectif était de faire bonne impression pour consolider l’alliance. La sœur du roi se pencha légèrement en direction du roi, et lui dit :

« ― Mon frère, est-ce l’empereur ? n’est-il pas petit ?

― Ma chère sœur, il n’est pas petit, il est loin. Et père ne vous a-t-il jamais appris à juger un homme à la sincérité de son cœur, plutôt qu’à son physique ?! »

L’infante ne répondit pas. L’empereur approchait.

L'Empereur, descendant les marches de l'immense escalier du palais impérial Ceronine II, avançait en direction du Roi d'Aldarnor, son invité, le premier souverain aldarnorin à venir en Belondor depuis la sécession des Aldars et des Belons voilà des plus d'un millénaire, ce que les Belondaures appelaient la « Guerre de Cent Ans », qui mit fin à la Confédération. Que de chemin parcouru depuis le temps où l'Aldarnor faisait partie des financeurs de la coalition qui fit chuter le Premier Empire ! Deux choses étaient très chères à Nabelnine II : la Triple-Alliance et le rapprochement avec l'Aldarnor, certes déjà largement entamée par son propre père. Et aujourd'hui, il tentait de faire en sorte que les deux se fondent en intégrant le Royaume d'Aldarnor à un nouveau système d'alliance qui serait une Quadruple-Alliance. C'était désormais le principal objectif de sa politique étrangère, sa grande ligne structurelle, qui surpassait tous les évènements conjoncturels auxquels l'Empire, en tant que grande puissance de ce monde, devait affronter.

Le ministère de l'Échiquier poussait depuis de nombreux mois pour que cette réunion ne soit pas que la simple confirmation d'une alliance matrimoniale, mais soit aussi le moyen pour l'Empire de mettre fin à une politique commerciale très protectionniste depuis plus de vingt ans. Tout le monde en convenait : le protectionnisme fut nécessaire pour favoriser le développement de l'industrie, notamment parce que le Belondor était en retard, par rapport à d'autres nations. Aujourd'hui que l'industrie était forte, développée, employant des millions de salariés, il était temps de passer à une nouvelle phase, celle de la concurrence, d'autant qu'à l'Échiquier, les fonctionnaires étaient persuadés que l'industrie belondaure était supérieure, tant en compétitivité-prix qu'en compétitivité-hors-prix que celle aldarnorine, si ce n'était quelques secteur, comme le luxe. Il était en revanche certains que des ajustements allaient s'avérer nécessaires dans d'autres secteurs, à commencer par l'agriculture, si le libre-échange s'appliquait ici. Mais l'Empereur ne le souhaitait pas de toute manière pour cette dernière, au nom de l'autosuffisance et de l'indépendance alimentaire.

Nabelnine II n'était pas grand, mais il n'était pas petit non plus. Il fait un peu plus du mètre soixante-dix, soit au moins trois centimètres de plus que son défunt père. Avant d'accéder au trône, on le prenait pour un faible qu'il serait facile de manipuler et de diriger, et qu'il s'agirait d'être son favori pour gouverner. Puis, lors de la Fronde et de la Guerre de Sécession, il avait montré des qualités de chef, de souverain implacable dans la crise. Mais être chef de guerre et chef d'État sont deux choses différentes, et nombreux étaient ceux qui doutaient de sa capacité à être le second bien qu'il eut montré être capable d'être le premier. Après huit ans de règne, aucun doute, il était un chef d'État, capable de diriger la lourde bureaucratie impériale, forte de plus de cent milliers de fonctionnaires, de la plier à sa volonté. Jamais le pouvoir impérial n'avait été aussi fort, les oppositions au régime étant actuellement nulles, aujourd'hui.

Arrivé à hauteur de ses invités, l'Empereur sourit légèrement en leur disant :

- Votre Majesté, votre Altesse royale, dit-il en direction du roi et de sa promise. Nous sommes particulièrement heureux de pouvoir vous accueillir en Belondor. Il s'agit d'un jour historique. Après plus de mille ans d'opposition, nos États parviennent enfin à renouer le fil de leurs destins respectifs. Nous sommes deux frères qui se sont fâchés et qui, tout bien pensé, se sont dits qu'il faut aller de l'avant, mettre de côté nos rancœurs, nos amertumes et construire une nouvelle relation. Celle-ci est en train de naître. Nous vous en prions, laissez-nous vous prendre dans nos bras pour vous embrasser...

Et l'Empereur prit le roi d'Aldarnor dans ses bras pour lui donner l'accolade et un baiser sur la jouer. Puis, il fit un baise-main à la belondaure à la princesse de Minastan, c'est-à-dire sans lui toucher la main des lèvres, mais en faisant que les effleurer. L'opération séduction avait commencé.

Le public fut convaincu par l’accolade. Le roi d’Aldarnor s’y prêta de bonne grâce, même s’il n’était pas vraiment habitué à ce qu’on lui fasse l’accolade devant la foule de courtisans. La modernité poussait les monarques à être chaque jour un peu plus apparents : la sphère privée été peu à peu rongée, grignotée. Le roi n’aimait pas cela, personnage discret, il avait pris soin, depuis son accession au trône, à réduire considérablement le spectacle quotidien que la monarchie donnait. Il restait néanmoins encore beaucoup us et coutumes au Palais-Sacré.

Le roi s’avança, de concert avec l’empereur, en direction du palais, majestueux. Vincent II entama la conversation :

— Vous avez là, mon cousin, un splendide palais. Le prince de Vitry m’assurait durant le voyage qu’il s’agissait du plus grand palais du monde construit d’un seul bloc, et qu’il avait la particularité d’être également extrêmement vieux. Le palais d’Autricum fêtera son millénaire l’année prochaine. J’espère pouvoir vous y inviter, afin que nous célébrions ensembles la fin des travaux. Le palais a bien changé depuis la petite motte castrale des débuts…

Le roi sourit. Ils poursuivaient leur marche en direction du palais, tandis que l’empereur répondait au roi, l’air intrigué. La conversation sur les résidences respectives des deux monarques ne dura cependant pas longtemps, passant le porche du palais Ceronine II, l’empereur invita le roi à monter l’escalier d’honneur.

La journée se poursuivie sur le même ton, assez légère, ponctuée par les repas. Au dîner, Vincent II commença à parler de relations internationales : tourmenté par ce qui se passait en orient et les agissements laurasiens, le roi d’Aldarnor regardait aujourd’hui avec beaucoup de mépris ce lointain empire de singes qui l’agaçait passablement.

— Avez-vous vu, mon cousin, que les Laurasiens ont encore fait parler d’eux ?! Ils ne peuvent s’empêcher de se montrer, j’ai rarement vu une nation se disant pacifiste aussi belliqueuse, tout est prétexte à la guerre. Dernièrement, leur chef – un homme grotesque – n’a pas hésité à insulter l’Aldarnor, et le Belondor également. J’ai été tellement outré que je n’ai pas cru la chose réelle, et pourtant ! Peut-être faudrait-il resserrer nos liens afin de montrer que nous ferons face ensembles… J’ai demandé au ministre de la Couronne de se rendre en Édoran, et le baron de Brétellier a reçu mes ordres afin de rencontrer le grand-duc au sujet de la Triple-Alliance.

Le roi avait promené toute la journée l’empereur, malgré qu’il soit l’invité… Les manières aldarnorines faisaient qu’on ne parlait du cœur du sujet qu’à la toute fin des voyages officiels, cependant, le roi n’allait pas attendre si longtemps : l’empereur ne semblait pas toujours bien concentré sur ce que disait le roi… Et finalement, vu de près, la jeune duchesse de Minastan n’était pas non plus insensible aux charmes de son impérial hôte, tant mieux ce dit le roi ! Après tout, un monarque heureux en ménage a d’autant plus de chance de devenir un grand homme.