Un contrat public urgent

Après avoir passé une longue journée dans les locaux du Ministère des affaires étrangères dans la capitale, Charles n'aspirait guère qu'à fuir ce tumulte et se consacrer à sa mission. Le rythme lent des ondes océanes le bercerait bientôt à l'occasion de sa longue croisière vers le protectorat bélondaure. Pour l'instant c'était les martellement sec des boggies du train direct pour Ecoscient qu'il ressentait. Il posa sa serviette sur ses genoux pour vérifier une dernière fois les cartes qu'il avait dans son jeu. Le nouveau Haut-représentant s'était fait faire des copies des décrets de nomination et de révocation, ainsi que du tarité portant sur l'établissement officiel du protectorat.
Presque tout était en place du point de vue administratif. Ne manquait plus que quelques détails d'ordre technique.

Heureusement le siège de Vanès industries ne se trouvait pas bien loin des quartiers centraux. Le fonctionnaire avait pris un fiacre à la Gare pour parcourir le kilomètre et demi restant. Il fit signe au cocher de s'arrêter devant la porte principale, lui régla le prix de sa course et s'introduisit dans les locaux. Pas de temps à perdre : Charles était passé outre les formalités d'usage en ne prenant pas rendez-vous. Un bâtiment de la Marine Impériale devait déjà l'attendre au port militaire d'Ecoscient.
Il se fit annoncer par l'employé de l'accueil qui le conduisit vers l'antichambre du directeur. Charles Marksane avait déjà sur lui le document qu'il pensait confier à Beren Vanès. Le riche homme d'affaire ne manquerait pas d'être intéressé par sa requête.

Dès qu'il pu entrer il se présenta sous son nouveau titre :

Cher monsieur, bonjour. Charles Marksane, haut-représentant du Belondor en Nouvelle-Argentorate, pour vous servir.

Je viens à vous avec une requête urgente, et on m'a dit que vous êtes l'industriel le plus compétent pour ce que je recherche.


Avant d'aller plus loin, il ouvrit sa serviette et en sortit une liasse de document qu'il posa sur le bureau de l'industriel.


Je prépare une expédition en Nouvelle-Argentorate d'ici peu et ma mission en Outre-Mer nécessite l'achat de cinq mille fusils. Ces armes devront être relativement légère, à canon rayé et fiables. Je n'aurai pas le temps d'en prendre livraison ici. Si vous acceptez je laisserai le soin à des instructeurs de l'armée de terre de tester le produit et de valider la commande.

J'ajoute que vous bénéficierez du privilège de ne pas passer par le système des marchés publics : je le répète, cette requête est urgente. J'ai besoin de ces fusils dans les meilleurs délais pour mater la révolte néo-argenoise.


Il conclut en abattant sa paume sur la liasse de document, façon de signifier "c'est à prendre ou à laisser, je vous fait déjà une faveur".


...il nuança quelque peu tout de même son propos :

La question, cher monsieur, est : êtes-vous intéressé et pouvez-vous me faire une offre convenable ? Je n'ai pas encore l'autorisation du ministère de la Guerre, mais je dispose, je le pense, de suffisamment d'appuis pour l'obtenir sous peu. Il ne me manque que votre devis pour conclure cette affaire.

Le fonctionnaire bélondaure du ministère des affaires étrangères se trouvait toujours debout, n'ayant pas été invité à s'asseoir. De toutes manières, Marksane trépignait intérieurement. Se trouver encore sur le continent en ce moment le frustrait plus que tout.


Bien. Votre prix me paraît un peu élevé malheureusement. Je crains qu'il ne faille réduire votre prix de 15%. Monsieur, je dispose d'appuis, mais pas d'un crédit illimité !
Dans le cas contraire je serais forcé de réduire le volume de la commande...
A moins que vous compensiez avec un stock raisonnable de munitions compris dans votre offre...
Comprenez que si nous venions à nous entendre sur un prix raisonnable je pourrais être amené à demander à mon ministère de renouveler une telle commande.

Le fonctionnaire réfléchissait visiblement au meilleur comrpomis possible afin de rester dans le cadre d'un budget raisonnable qu'il pourrait négocier avec ses supérieurs.

Pour la poudre, je compte me fournir sur place. Nos troupes possèdent encore des stocks importants sur place. Pour la suite je passerai via le canal habituel des marchés publics de l'armée en général.

Le grand homme à la moustache fournie changea alors tout à trac de sujet, prenant place dans un siège pour parler affaires.

Monsieur Vanès, je vous avoue sans mal que ma venue n'est pas due qu'à cette commande, certes importante.
Mon envoi en Nouvelle-Argentorate doit coincider nécessairement avec le relèvement de l'industrie locale. Tout d'abord parce qu'un relèvement économique permettra le retour au calme de la population ouvrière rendue à sa besogne. D'autre part, parce que l'économie néo-argenoise participe des intérêts bélondaures eux-mêmes.
C'est dans ce but que j'ai rencontré les dirigeants du crédit néo-argenois de commerce et d'industrie afin de coordonner notre action dans le protectorat. Il est nécessaire que le Belondor prenne une grande part des efforts en vue du développement économique et les bénéfices seront à la mesure de celui ci : le rachat du secteur industriel, notamment textile constitue un processus nécessaire et mutuellement bénéfique pour les belondaures et les néo-argenois.

Croisant les doigts il lança un regard vers son interlocuteur pour observer s'il le suivait toujours.

C'est donc dans cette optique que je viens vers vous, connaissant l'importance de votre groupe industriel, afin de sonder votre intérêt éventuel à investir dans une telle entreprise de rachat et de redynamisation de l'industrie textile néo-argenoise.
En tant que Haut-représentant du Belondor, il est bien sûr de mon devoir de veiller à ce que les intérêts industriels et commerciaux belondaures soient préservés. Ainsi le crédit néo-argenois bénéficiera de toute ma bienveillance afin de faciliter les opérations commerciales belondaures qui s'effectueront via elle.


Le grand homme au costume légèrement démodé s'adossa au dossier de son fauteuil, un sourire en coin. Il avait expliqué son rôle de façon relativement subtile mais assez claire pour éveiller potentiellement l'intérêt financier du puissant industriel ecoscientais.