La perte d'un serviteur de l'Empire [3]

L'administration impériale était une machine sourde aux ronflements étourdissants. Le bureau de l'Archichancelier de l'Empire était l'un de ses rouages, vaste corridor où les hôtes se succédaient, entrant depuis une antichambre et quittant les lieux par une porte dissimulée derrière le vaste bureau de poirier orné d'or. Les huissiers brassaient l'air continuellement, introduisant tel préfet ou telle dame ayant une requête à faire au nom de son époux.

La bienséance voulait qu'à la tombée de la nuit, l'Archichancelier ne soit pas dérangé. Etzel Calpunien en profitait alors pour se détendre un peu, s'il ne pouvait rentrer chez lui rejoindre son épouse ; il l'avait prévenue qu'il ne rentrerait pas, très occupé depuis son élévation à la charge de Grand Électeur de l'Empire. A la vérité, il avait demandé au Commissaire Lébian Thilovine de venir le rencontrer. Il était naturellement question du malaise du Connétable de l'Empire Archibald de La Villejégu, Libérateur d'Elbêröhnit lors de l'épisode de la Fronde.

Aux alentours de vingt-trois heures, l'huissier personnel de l'Archichancelier l'informa qu'un homme faisait antichambre et souhaitait le rencontrer. Il disait se prénommer Nabelnine Barrot. Devant un tel pseudonyme, Etzel ne put réprimer un sourire en demandant à ce que l'on fasse entrer celui qui utilisait le prénom de son fils et le nom de jeune fille de sa femme. Malgré la pesanteur de la situation, Lébian Thilovine avait toujours un atout dans sa manche.

Après de respectueuses salutations, l'Archichancelier invita le commissaire à le suivre dans son salon, seule pièce de son vaste bureau où il ne se sentait pas épié par les allers et venues des huissiers. Ils pourraient ainsi parler plus tranquillement. Servant deux verres de vin d'Ardanie, l'Archichancelier rentra immédiatement dans le vif du sujet:

" La situation internationale est déplorable. Le Belondor a ses plus féroces ennemis à ses portes, le Crasselande et la Sorabe en tête ; depuis plusieurs mois, les uns nous réclament la cession de l'Hollyade quand les autres attaquent des bâtiments de la Marine marchande dans les eaux que nous avons l'habitude de défendre. Nos seuls véritables alliés, Édoran et le Zollernberg, tâchent de défendre les intérêts de notre Triple Alliance. Avec le retour de la Russlavie, nous aurons peut-être enfin plus de poids.

Pour autant, le tragique malaise du marquis de Balincourt place le Belondor dans une situation diplomatique et militaire des plus délicates. Malgré le secret entourant cette affaire, vous devez sûrement savoir que ce malaise est intervenu alors même que des bâtiments Crasslandais sont passés par le détroit d'Ardanie pour rejoindre la Mer de Glaces, entraînant une réaction internationale immédiate... où l'Empire s'est montré muet.
Notre Marine a bien été mise en alerte... mais nous n'avons eu l'air que de chiens sans dents aboyant au moindre coup de vent.

Voyez-vous, je crois que le malaise du marquis de Balincourt n'est pas dû à une extrême fatigue. De La Villejégu est qu'un de fort, ce n'est pas une pauvre bête qui se serait laissée tirer facilement. Même avec une extrême fatigue, il aurait déjà dû se réveiller... pourtant, un terrible mal le garde endormi sans que nous ne puissions savoir.

Après toutes ces années au service de la Maison impériale, j'ai appris une chose : Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'incertitude. C'est pour cela que j'ai besoin de vous... et de vos méthodes. "

L'Archichancelier s'était installé dans l'un des fauteuils de style Nabelnine I^er qu'il affectionnait particulièrement. Il avait bu ses quatre doigts de vin d'une seule traite, le regard perdu dans le vague ; il semblait bien plus affecté par la situation qu'il ne voulait bien le dire. Après quelques secondes de silence, il reprit.

" La mort de Batignoles il y a quelques semaines, le coma de La Villejégu aujourd'hui... Je sais que mon tour finira bien par venir. Mais voyez-vous, si nous nous attendons toujours à tous, nous ne sommes jamais prêts à rien. S'il s'avère que quelqu'un est derrière tout cela, je veux savoir qui et pourquoi.

Je vous allouerai les crédits nécessaires à votre mission sur mes fonds propres. Personne ne doit savoir de quoi il retourne. S'il s'agit d'un traître, il rode peut-être encore dans l'un de ces couloirs. Je n'ai jamais accordé ma confiance à quiconque, mais je sais que vous agirez toujours pour le bien de l'Empire, Thilovine. "