Le réveil d'un serviteur de l'Empire

Voilà cinq mois bientôt que l'ancien Connétable de l'Empire, le maréchal d'Empire, le marquis de Balincourt, Archibald de La Villejégu, était tombé dans un profond coma dont les médecins disaient qu'il ne se réveillerait jamais. Il faut dire qu'il avait déjà de la chance d'être encore en vie. En effet, la plupart des patients tombant dans le coma, incapables de respirer par eux-mêmes, ne passaient pas la journée. Lui, avait cette chance de pouvoir imbiber ses poumons d'air sans assistance – assistance qu'on aurait été incapable de lui fournir, par ailleurs. Mais, avec une minute entière où il avait arrêté de respirer au moment de sa crise, faisant que son cerveau n'avait plus été alimenté pendant de nombreuses secondes, il était peu probable qu'il ne récupère un jour ses facultés mentales – facultés mentales qui, de toute manière, lui étaient bien inutiles tant qu'il était encore dans le coma.

Les médecins et infirmiers de l'hôpital de la Grand Piété étaient formels : jamais il ne se réveillerait. Rien de son séjour depuis plusieurs mois dans l'institution, dans une chambre seule (alors que généralement, les patients étaient disposés par dizaines dans de grandes salles), ne laissaient à penser qu'un miracle pût advenir. Sa famille, venait le voir tous les jours, certains de ses amis aussi de temps à autre, mais personne de l'armée, personne de la Connétablie, personne de ses anciens amis grands dignitaires, sinon peut-être une fois pendant tout le séjour. Pourtant, les qualités humaines du maréchal d'Empire avaient toujours été appréciées, mais on ne prêtaient qu'aux vainqueurs, et il n'en faisait plus parti. Il était presque mort. Ce jour-ci ne semblait pas démentir cette assertion. Aucune réaction, aucun mouvement, sinon celui de sa poitrine se soulevant régulièrement sous l'effet de sa respiration.

Mais il ne fallait jamais dire jamais. Surtout quand on parlait d'un homme aussi déterminé, volontaire et, d'une certaine manière, fantasque, que le marquis Archibald de La Villejégu de Balincourt. Car, certains en étaient persuadé, pour qu'un miracle aient lieu il fallait le vouloir et le forcer. C'était cette fameuse expression populaire « forcer le destin ». Et le miracle eut lieu. Ce Sevandine 14 Ceronine au petit matin, le jour du Grand Prophète, donc, le maréchal d'Empire esquissa un mouvement, qui ne fut pas remarqué, personne n'étant présent dans sa chambre, et de toute façon il aurait été impossible de voir son petit doigt se mouvoir, à moins d'avoir l'œil centré sur celui-ci. Mais en fin d'après-midi, il toussa et une infirmière était présente. Surprise, elle attendit un peu, avant de voir de nouveau celui-ci tousser et même ouvrir les yeux ! Il se releva alors dans son lit en position assise, continuant à tousser, tandis que l'infirmière, stupéfiée, courut dans l'hôpital avertir les médecins de la nouvelle : le marquis de Balincourt venait de se réveiller !

Pour l'instant, l'ancien Connétable de l'Empire était parvenu à garder relativement secret l'annonce de son réveil. Il avait, en effet, expressément exigé des médecins et infirmiers (à dire vrai, surtout des infirmières) qu'ils respectent son choix de n'avertir personne d'autre que sa famille. Il put ainsi profiter pleinement de son épouse, Astrid, de quinze ans sa cadette, et de ses cinq enfants ; quatre filles, Maria-Andréa (17 ans), Antonin (15 ans), Constantinia (14 ans), Louisa (11 ans) et Aliénor (8 ans). Il s'était d'ailleurs assuré de leur silence en glissant à tous 100 sesterces, ce qui lui coûtait donc une petite fortune, mais l'enjeu était à ce prix.

En effet, Archibald voulait être sûr et certain que ses facultés intellectuelles étaient complètes avant de recevoir du beau monde. Il imaginait bien que, une fois la nouvelle de son réveil avec toutes ses capacités connues, certains de ses « amis » se rappelleraient à son bon souvenir, persuadés qu'ils seraient qu'il reviendrait, persuadés qu'il pourrait donc leur obtenir un avancement. Certes, parmi tous ceux-là, il y en avait qui étaient fidèles, et étaient venus de temps à autre. Mais trop peu et pas assez souvent à son goût. Il ne voulait plus rien faire pour eux et, si par bonheur, il avait encore le privilège pour travailler pour Sa Majesté qui, paraissait-il, se languissait de lui et de son efficacité en tant qu'organisateur des armées et chef de la diplomatie impériale, il ne ferait plus jamais rien pour ces gens-là. Il avait de la mémoire, le petit Archibald...

En attendant, trois jours après son réveil, il indiqua aux médecins et infirmiers qu'ils pouvaient annoncer à qui le souhaitait, la presse aussi bien que les autorités, qu'il était bien réveillé depuis trois jours, et qu'il semblait disposer de toutes ses capacités. Oui, le maréchal d'Empire, Archibald de La Villejégu, marquis de Balincourt, était de retour.

Quelques camarades de combat étaient venus le voir, outre sa famille qui, évidemment, passait lui dire bonjour, lui rapporter nouvelles et journaux, tous les soirs, après dix-huit heures. Avec ces compagnons de combat, ils se rappelèrent la franche camaraderie des campagnes, notamment celle de la Grande Guerre d'Occident. Oh, ils n'étaient pas venus le saluer très souvent, pendant son coma, il le savait. Mais eux, au moins, avaient une excuse : ils étaient en garnison, et les permissions n'étaient pas légion dans l'armée, en ce moment, surtout avec les évènements de ces derniers mois, d'abord les tensions avec la Sorabe et le Crasselande, ensuite cette guerre avec la Laurasie, sans compter quelques sautes d'humeur de ci de là. Il en avait loupé des choses, et il était bien décidé à les rattraper.

C'est ainsi qu'il les interrogeait sur tout : la situation politique du pays, la situation internationale et les prises de position de l'Empire, le climat des affaires... il prenait des notes, beaucoup. Et il avait demandé au secrétaire de la famille de viser tous les journaux depuis plusieurs mois, puisque suivant une vieille habitude familiale, on les entreposaient à la cave, une fois achetés. Il souhaitait pouvoir, dans une dizaine de jours, être au courant des principaux évènements, et donc être aussi prêt que s'il n'était jamais tombé dans le coma. Il commençait dès à présent à se mettre dans la peau d'un prétendant à la grande dignité de la Connétablie de l'Empire, celle qu'il avait dirigé pendant des années et qu'il souhaitait retrouver après qu'un malheureux coup du sort l'en prive...

Et il se disait que l'affaire était plutôt bien engagée. Pourquoi ? Parce que le jeune prodige Charles Marksane, âgé d'à peine trente-quatre ans et déjà Connétable et Architrésorier de l'Empire, qu'on disait parti pour battre tous les records et devenir grand dignitaire jusqu'à la fin de ses jours, avait fortement déçu. Il avait tout d'abord enthousiasmé par sa réactivité, sa fermeté, sa capacité à embrasser les dossiers. On disait qu'il était encore meilleur que le marquis de Balincourt. Mais depuis plusieurs semaines, il était voué aux gémonies. On lui reprochait d'être bien lent à faire adopter la loi de finances par les sénateurs, puisque voilà un mois et demi qu'ils débattaient à son sujet. On lui tenait rigueur, également, d'avoir mal conseillé l'Empereur, puisqu'on lui faisait porter le chapeau – avec le ministre des Affaires étrangères Alexandre Lefebvre, également très mal en point – d'avoir coûte que coûte voulu prôner l'alliance avec la Laurasie alors que tous les pays du monde s'en défaisaient, avant même de se rabattre, forcé par l'Empereur, sur l'option de la guerre. Ses jours étaient, paraît-il comptés. La Villejégu était donc déterminé à reprendre ce qu'il considérait être son bien.

Il espérait, pour cela, pouvoir bénéficier des conseils de son vieil ami modéré, le duc de Varsalance, qui n'était toujours pas venu le saluer depuis son réveil. Mais sûrement travaillait-il ardemment. Il se dit donc qu'il serait bien de forcer le moment de leurs retrouvailles. Il fit donc porter un message par son secrétaire, émettant le souhait qu'Etzel Calpunien vienne le voir.

L'Archichancelier de l'Empire avait appris le réveil d'Archibald de La Villejégu quelques heures seulement après sa famille n'ait été avertie. En effet, ordre avait été donné aux services en charge du renseignement du ministère de la Police générale, d'informer le duc de Varsalance de l'évolution de l'état de santé de son ancien collègue et ami. Depuis son réveil, Etzel Calpunien attendait donc le bon moment de visiter le marquis de Balincourt. Quelle ne fût pas sa surprise de savoir qu'Archibald espérait bien qu'il viendrait le voir.

Abandonnant ses dossiers ainsi que les visiteurs, qui faisaient antichambre depuis la matinée pour certains, l'Archichancelier fit le trajet jusqu'à l'hôpital de la Grand Piété où le convalescent se trouvait toujours. Quittant son air circonspect et distant qu'il affichait d'ordinaire, Etzel apparut dans la chambre du marquis avec un large sourire et les bras grands ouverts.

" Archibald, vous voilà de nouveau sur pied ! Dès que j'ai appris l'heureuse nouvelle, je me suis empressé de venir. "

Au milieu de la famille et des proches de l'ancien Connétable, il semblait soudainement pleine de bonhomie et véritablement heureux de voir son vieil ami presque remis.

" J'ai tellement de choses à vous dire... Mais tout d'abord, dites-moi comment vous vous sentez ; vous m'avez l'air en parfaite forme. "

La joie d'Etzel était véritable. Il en avait même oublié le cadeau qu'il voulait offrir au maréchal d'Empire et qu'il avait toujours en main.

Archibald était heureux de voir son vieux compagnon de route Etzel Calpunien de Varsalance dans sa chambre, alors que sa famille s'en allait justement pour le laisser seul avec un de ses rares véritables amis, bien qu'ils ne soient pas dans la même formation politique. Il était touché qu'il soit venu avec un cadeau, et peut-être plus encore par l'enthousiasme débordant dont celui-ci faisant preuve en apercevant un Archibald réveillé et disposant visiblement de toutes ses capacités, tant physiques que intellectuelles :

- Oh, mon cher ami... vous savez, on ne me laisse me lever que depuis aujourd'hui, malheureusement. Ces médecins et infirmiers sont un peu trop prévenants, alors même que je vais très bien. Si je voulais, je pourrais me remettre à travailler pendant 10 à 12 heures par jour, facilement !

Archibald prit un ton bourru de celui qu'on contrariait et qui n'aimait guère cela. Mais il changea du tout au tout de conversation :

- Alors, cher ami, vous êtes venu avec un cadeau ? Montrez-moi ça ! Nous parlerons ensuite.

Il fit un petit clin d'oeil à celui-ci.

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