Messe commémorant l'arrivée du Prophète Saint-Sevan en Belondor

Une grande messe commémorant l'arrivée du Prophète Saint-Sevan en Belondor, il y a 2715 ans, se tenait en la Cathédrale Saint-Sevan d'Elbêröhnit le premier jour saint de l'année, à dix heures. Le bâtiment religieux était en travaux depuis de nombreuses années maintenant mais pouvait accueillir sous sa voûte de pierre et de fresques de quarante-six mètres de haut, près de quinze mille fidèles. De par sa démesure et la volonté de montrer aux yeux de l'humanité que la Sainte Église syiste occidentale, auto-formée à l'époque de la conversion par Sevan quinze années après son arrivée en Belondor, était la plus puissante Église syiste, l'édifice était le plus grand de tout le micromonde ; l'une de ses flèches devait d'ailleurs pointer à deux-cent-cinquante mètres à la fin des travaux. Afin de recevoir dans les meilleures dispositions possibles la famille impériale et la cour de l'Empereur, quelques trois mille places avaient été réservées dans les premières rangées et dans les transepts. Bénédiction divine, c'était sous ciel ensoleillé que la nouvelle année débutait, baignant la Cathédrale Saint-Sevan dans un kaléidoscope de couleurs grâce à ses vitraux monumentaux.

Le Grand-Pontife Hans Turmwächter assurerait lui-même la messe depuis le jubé, culminant à quinze mètres au-dessus de l'assistance ; ce serait d'ailleurs sa première grande messe à la tête de la Sainte l'Église syiste occidentale dans ce lieu chargé d'histoire. Pour l'heure, accompagné par plusieurs dizaines d'épîcopes et d'archiprêtres,et sous la garde de mandrites de l'Ordre de la Sainte Rose, l'Illuminé Turmwächter accueillait les fidèles, attendant l'arrivée de la famille impériale ainsi que de sa cour. Une messe avait été célébrée dans la Chapelle du Palais Ceronine II à huit heures du matin mais n'avait été ouverte qu'aux Temararien, aux grandes dignités de l'Empire et quelques rares privilégiés.

Louis n'avait pas le droit aux places en avant pour la Cour, car il n'était pas membre de la Cour. Ce n'était qu'un obscur politicien, ancien sous-préfet, et il n'avait pas le droit aux mêmes égards que bien d'autres. Il était néanmoins un farouche défenseur de l'Empire et de Sa Majesté et s'opposait avec fougue à la volonté des modérés de démocratiser l'Empire. "Démocratisez l’Empire, disait-il bien souvent, et vous verrez qu'on aura encore une guerre civile. Ce qu'il faut c'est de la force et de l'autorité. L'Empereur est ici par Dieu alors il sait mieux que quiconque ce qui est bon pour nous".

Alors que le cortège de l'Empereur entrait dans la cathédrale, suivi de bien d'autres personnes, nobles, militaires et toute la cour, Louis applaudit comme tout le monde l'entrée du souverain.

Armand faisait partie du cortège impérial. Il était arrivé avec tout le reste de la Cour, et en tant que « premier baron syiste », il avait une place de choix : dans toutes les églises, il avait le privilège d’être le premier des grands dignitaires de l’Empire. Le reste du temps, il n’était « que » le troisième, derrière l’Archichancelier et Connétable.

Depuis la mort de son père, Louis de La Croix de Salignac, Armand était devenu de facto le huitième duc d’Albes. Les Temararien avaient autorisé la noblesse d’Ancien Régime à faire usage de ses titres, Armand ne s’était cependant pas empressé d’exhiber toute la tirade de titres que sa famille trainait depuis des siècles. La Maison de La Croix était l’une des plus vieilles de Belondor, Armand n’avait pas besoin d’être ostentatoire pour sentir le poids de ce prestigieux héritage sur ces épaules ; mais pour beaucoup, il restait le comte de Salignac.

Le duc d’Albes entra dans la cathédrale Saint-Sevan, un monstre gigantesque en perpétuel chantier, Armand n’amait pas vraiment cette situation, il avait plusieurs fois invité l’Empereur à mettre un coup d’accélération à ces travaux débutés lors du règne d’Antonine II, mais rien n’y avait fait, la construction avançait lentement, mais sûrement cependant. Une fois installé, la duchesse d’Albes rejoignit son époux et se plaça à sa droite. La cérémonie allait commencer.

Sa Majesté l'Empereur de Belondor guidait le cortège impérial, comme le voulait la tradition, alors que jouaient les orgues monumentales de la plus grande cathédrale syiste du monde, plus grand édifice religieux d'ailleurs. Voilà plus de sept ans désormais qu'il régnait sur le Belondor. Il avait réussi là où tant d'autres avaient échoué : la Germanie avait été reléguée au rang des pays disparus de la carte, bons pour les cours d'histoire mais qui n'influeraient plus sur celle-ci. La Grande Guerre d'Occident avait accompli ce travail. Nombre en étaient satisfaits à dire vrai. Les ecclésiastiques qui rêvaient d'un empire syiste unifié tout comme les ultras qui souhaitaient que le Belondor se venge de l'affront de la Grande Coalition ayant vaincu le Premier Empire en bénéficiant de la trahison de certains ne méritant pas le plus glorieux titre du monde, celui de Belondaure.

Remontant entre les rangées de fidèles syistes la longue allée menant jusqu'à l'hôtel, un à un les membres de l'assistance s'inclinèrent en signe de respect à son passage. Lorsqu'il atteint le siège situé trois mètres en avant des premières rangées, au bout de l'allée, siège qui était le sien et se révélait être un véritable trône, il se retourna, regardant les milliers d'individus se pressant dans la cathédrale. Tous alors l'applaudirent. Ils étaient soumis. Il était le maître. S'asseyant alors dans son siège, il fit un signe de la main en direction du Grand Pontife. La messe pouvait débuter.

Alors que des applaudissements s'élevaient de l'intérieur de la cathédrale, une voiture flanquée des armes impériales traversa le parvis et s'arrêta devant les marches de l'édifice. Henri-Maxime de Porhoët -- qui portait un haut-de-forme pour protéger son crâne nu du vent automnal -- en descendit, apprêté avec soin et portant vraisemblablement l'un des nouveaux parfums vendus par Les Secrets de Marilia.

Craignant d'être en retard, il se hâta donc à pénétrer dans le lieu de culte, prenant toutefois la peine d'ôter aussi bien son chapeau que de sa courte cape noire. A l'entrée, il indiqua sa situation et sollicita qu'on lui indique sa place. Mais avec plus de quinze mille sièges, difficile de savoir lequel lui était dévolu. Il remonta donc la nef jusqu'à trouver une place au onzième rang et s'y rangea, entouré visiblement de hauts-fonctionnaires et de membres de la cour. Fort heureusement, le Grand Pontife Hans Turmwächter n'était pas encore apparu en haut du jubé.

Samiel n'était pas peu fier de figurer parmi les fidèles syistes invités à participer à la Messe du 1^er Sevan. C'était notamment grâce à son large réseau de connaissances qu'il avait réussi à être admis parmi les notables d'Elbêröhnit ; et pour cause ! Voilà maintenant plusieurs années qu'il habillait aussi bien les hommes que les femmes importants de la Capitale, lançant les modes et mettant en marge de la vie mondaine ceux qui ne voulaient pas suivre ses codes. D'un naturel perfectionniste, il s'arrangeait pour que ses vêtements soient d'une qualité irréprochable mais forçant malgré tout à la consommation en renouvelant sans cesse ses collections.

Ainsi, il était installé au beau milieu des membres de la Cour, qui portaient ses lignes de vêtement pour n'en faire que de simples mannequins de ce que l'on pouvait trouver aujourd'hui chez Les Secrets de Marilia. S'il n'avait rien d'un créateur, Samiel possédait pourtant un don unique : l'art de plaire à tout le monde. D'ailleurs, comment ne pas le trouver charmant avec son fin minois de jeune adolescent promis aux ordres, sa fine moustache bien entretenue et ses costumes toujours impeccables ? Nombreuses étaient ses clientes qui espéraient pouvoir lui marier l'une de leur fille ; mais le jeune homme refusait les propositions, toujours avec nonchalance et une certaine désinvolture.

Mais aujourd'hui, malgré son accoutrement des plus soignés et son parfum unique, créé spécialement pour magnifier un peu plus son apparence, le jeune homme s'évertuait à être le syiste le plus pieux possible, projetant de repousser au lendemain le retour de son naturel tumultueux.

L'Archichancelier de l'Empire n'était pas peu fier de cette messe commémorant l'arrivée du Prophète Saint-Sevan en Belondor, voilà 2715 ans. La cause n'était pas à chercher du côté de son placement parmi les hôtes, puisqu'il était confortablement placé au premier rang avec la famille impériale et les autres grands dignitaires de l'Empire conformément à son rang, ni même du côté de l'organisation, dans la mesure où elle incombait à la fois à la Grande Maîtrise de l'Empire et plus directement à la Saint Eglise Syiste Occidentale, mais sûrement dans le lieu même de la Cathédrale Saint-Sevan. Le bâtiment, dont la reconstruction avait été lancée bien avant la Fronde d'Elbêröhnit, avait ceci de miraculeux que les bombardements de l'armée régulière lors de la reprise de la ville le 8 Nabelnine 2707 l'avaient totalement épargné. Ce faisant, il avait donc semblé nécessaire de prévoir au plus tôt son achèvement pour glorifier un peu plus le caractère sacré de l'édifice avec sa flèche devant accrocher les nuages à deux-cents-cinquante mètre de haut. Etzel Calpunien serait ainsi parvenu à préserver la cathédrale durant plus d'une décennie ; bien évidemment, il n'était en rien dans tous ces faits, mais sa participation, même indirecte, le comblait d'une incroyable satisfaction.

Le lieu, sobrement décoré mais toujours très solennel était empreint d'une odeur unique, reconnaissable entre mille autres. Il y avait d'une part cette odeur d'humidité de la pierre, propre à tous les bâtiments anciens, mais aussi et surtout celle de la pierre nouvellement taillée, accompagnée des effluves des encens rapportés des quatre coins de l'astre micromondien. Cependant, bien que dégageant une puissance mystique d'une force inouïe, la cathédrale d'Elbêröhnit n'avait rien de comparable à celle de Rouvray dans le cœur du duc de Varsalance. C’était en Aldarnor qu’il avait épousé sa femme, Célestine de Barjive, et imaginé son départ pour le Belondor dont il était originaire mais qu’il ne connaissait pas. Il devait finalement bien plus à la famille impériale qu’on ne pourrait le croire de prime abord et cela pardonnait presque le caractère indécrottable de Nabelnine II. Il avait finalement quelque chose de très Autricum dans son comportement et pour sûr, il aurait fait un excellent aldarnorin.

Pour autant, tous étaient en Belondor, au beau milieu de plus grand monument cultuel du monde. Rien que cela suffisait à rappeler à tout homme que même au sommet du monde, il n’était rien face au poids de l’héritage de l’humanité et à Dieu. Mais ce n’était pas à Etzel de commémorer la messe et le Grand Pontife devrait officier d’ici quelques instants, plusieurs clercs accompagnant l’Illuminé Hans Turmwächter jusqu’au jubé, accompagnés de chandeliers jouant avec les piles des escaliers en colimaçon qu’ils avaient à grimper.

Maintenant que l’ensemble des fidèles étaient installés, que le souverain avait reçu ses applaudissements quasi-protocolaires, plus rien ne pouvait entraver le bon déroulement de la commémoration religieuse. Les portes de la cathédrale avaient été laissées ouvertes, puisque Sa parole devait être diffusée à travers l’ensemble du monde connu, et déjà nombre de personnes qui n’avaient pu trouver de place assise tendaient l’oreille sur le parvis. Pour sa part, Hans Turmwächter avait disparu dans le cœur, refermé après son passage, accompagné par plusieurs autres membres du clergé. Après quelques minutes de silence, le puissant orgue de la cathédrale commença à faire résonner dans tout l’édifice l’éloge musical qui Lui était destiné. L’acoustique du bâtiment avait été étudiée pendant des décennies pour arriver à ce niveau incomparable d’amplification du son à travers le bâtiment.

Sa Sainteté le Grand Pontife apparu au bout d’une dizaine de minutes, montant l’un des doubles escaliers en colimaçon menant du cœur au jubé, précédé et suivi par des hommes en robe portant des candélabres. Une fois arrivé face à la foule assise qu’il dominait avec une aisance déconcertante, la musique se tut faisant plongeant le lieu dans une atmosphère hautement mystique. L’Illuminé se faisait âgé mais n’en perdait pas pour autant sa capacité vocale, particulièrement adaptée à sa charge. Il tonna alors, telle la foudre un après-midi d’été :

« Ô mandrites, nous voici aujourd’hui rassemblés pour fêter cette nouvelle année et pour commémorer ensemble l’arrivée du Prophète Saint-Sevan en Belondor, il y a désormais deux mille sept cent quinze ans.

Nous savons tous que demeure ici la divergence fondamentale avec la Très Sainte Église Syiste Orientale mais pour autant, tant la compilation d’œuvres originales de théologiens, de philosophes et d’hommes de lettres de l’époque que le tournant politique, architecturale et religieux démontre bel et bien que Saint Sevan a traversé le micromonde pour rallier le Continent Nord. Avant nous, sa Grâce n’avait touché que l’Archipel de Gallice ; après nous, sa mission a semblé achevée puisqu’Il a disparu. Était-ce car son Œuvre était accomplie ? Certains l’ont supposé, considérant que le Belondor avait dès lors pour tâche de poursuivre sur la voie du missionnariat et en un sens, c’est ce qu’il fut fait avec la conversion du Continent sud par les Aldars qui l’ont insufflé sur les territoires d’Aldarnor, d’Avaricum, d’Yrusalem et de Skotinos. Ce fut comme si Saint-Sevan savait que nous serions capables de porter son nom et ses Notes à travers l’Archipel et de professer avec tout autant de force et de conviction son enseignement.

Aujourd’hui, alors que le Krassland menace notre Empire et notre religion, qu’il revendique les terres hollyadiennes qui n’ont jamais cessé de louer Saint-Sevan et d’en appliquer les écrits, il faut que nous prenions toutes les dispositions nécessaires à la sauvegarde de notre territoire et de sa culture.
Nous devons nous référer aux Deux jours du Révélé, Notes 53 à 56, lorsque Saint Sevan dit à Cheldres : ‘La voix du peuple à un Empire te porte, Et l’Empire, tel un fils d’exhorte, A servir, fer au fer, nos peuples par grande Foy, En apportant à celle de l’histoire ta voix, La tienne, du pays, est la somme, La mienne fait figure de Loi, La Chose Publique te fait homme, Je te fais Roi.’ »

Traditionnellement, ces propos étaient ceux prononcés à l’occasion d’un couronnement impérial. Durant tout le temps de la récitation de l’épisode de l’intronisation, Sa Sainteté le Grand-Pontife n’avait pas quitté des yeux l’Empereur Nabelnine II qui semblait si petit et chétif depuis le jubé. Fallait-il y voir une forme de couronnement officieux ? une bénédiction du Grand-Pontife faite au nom de l’Église pour protéger le Belondor d’une attaque du Crasselande ? Connaissant toute la complexité de l’Illuminé Turmwächter, émettre une hypothèse était courir le risque de suivre une voie totalement erronée. Mais eu égard à la situation géopolitique du moment, il semblait que son souhait de solliciter l’aide du souverain n’était pas des plus extravagantes, bien au contraire. Puisque l’Hollyade donnait dans la mer intérieure de Krassee et que les navires de Sainte-Éléa-la-Ressuscitée devaient traverser le détroit Crasselandais pour rejoindre la mer Océane, il fallait s’assurer que leur entrée et sortie puisse s’opérer, quel qu’en soit la situation politique. Imperturbable, le Grand-Pontife poursuivait :

« ‘L’épée te lie à la terre, Comme ta volonté est liée au peuple, Aie pour lui l’amour d’un père, Car sans cela tu seras tyran. Le Sang te lie à la terre, Comme leur salut est lié au tien, Veille toujours sen âme-frère, Car sans eux tu ne serais rien.
La douleur que tu ressens n’est rien. Vois comme il est nécessaire d’allier sang et acier, Pour atteindre la douceur d’un avenir tant désiré, Apprend que pour posséder tant et tant de biens, Il a fallu, il faut et il faudra causer du chagrin, Comprends que rien existe sans guerre, Il en faudra hélas pour défendre ta terre.
Si tu dois combattre, tu combattras, Si tu dois périr, tu périras, Afin qu’à jamais s’ouvre le renouveau, Et que tu revives, Majesté, à nouveau.’ »

Le Grand-Pontife se tut, les mains levées vers le ciel. Seul manquait le dernier ver, pourtant primordial et venant clore l’épisode du couronnement de Cheldres, repris pour tous les souverains Belondaures depuis la Révélation sur le Continent Nord : ‘Au nom de l’Épée, du Sang et de la Terre, ainsi soit-il.’

« Il nous faudra donc défendre le Syisme, défendre le Belondor de toutes les menaces intérieures et extérieures qui existent ou qui apparaîtront. Nous plaçons toute notre confiance en vous, Ô mandrites, pour faire en sorte que Sa Parole soit librement portée à la connaissance du monde et que jamais elle ne puisse être l’objet d’une quelconque restriction. »

Sa Sainteté, qui prêchait librement, avait souhaité mettre l’accent sur le risque de conflit avec le Krassland, mais se lançait aussi dans un discours semblable à celui qu’avait tenu le Pape T’ester de Gallice avant de disparaitre.

« Aujourd’hui le monde n’a pas besoin de croire, il a besoin de voir. Seule la philosophie de Sevan est capable d’ouvrir à l’Illumination. La Sainte Église Occidentale doit donc s’engager sur cette voie. Ô mandrites, que les ordres religieux et militaires se tiennent prêts à combattre l’obscurantisme pour laisser Sa Lumière submerger le micromonde ; que chacun prépare la diffusion des Très Saintes Notes et à défendre les âmes éveillées.

Ô mandrites, nous devons protéger nos frères égarés d’Yrusalem et de Gallice, abandonnés par la Très Sainte Église Orientale. Notre devoir nous ordonne d’être la Terre qui accueille et chérit ainsi que l’Épée qui frappe et tue. Que l’Empire se tienne prêt à cette divine mission car Sevan Nous apparaîtra bientôt pour nous dire que l’heure est venue.

Au nom de l’Épée, du Sang et de la Terre, ainsi soit-il. »