Réunion du groupe modéré avant la première session du Sénat

L'Union des modérés jouait désormais à armes égales avec le Rassemblement conservateur. Constitués de 131 sénateurs chacun, les deux premières forces politiques de l'Empire n'avaient cependant pas les mêmes objectifs au Palais Marmont. Il apparaissait très clairement que le Rasscon défendait l'idée d'une suprématie de la Constitution et qu'il ne proposerait pas ou peu de recommandations. A l'inverse, l'Unimod portait en elle les espoirs de tout un peuple qui l'avait portée en triomphe au cours des dernières élections ; son programme devait donc un impératif.

L'Archichancelier de l'Empire entendait ainsi renforcer son parti et lui garantir une place de premier choix sur l'échiquier politique. Il savait ses collègues sénateurs fort habiles pour proposer et défendre leurs idées et espérait qu'une réunion de groupe parviendrait à assurer la présidence à Henri-Maxime tout en préparant une première vague de proposition pour la première session du Sénat.

Tous les sénateurs modérés avaient été conviés à rallier le siège de l'Unimod ce 1^er Hactorel 2715. Pour ce faire, la grande salle de réception avait dû se transformer en petit hémicycle afin de faciliter les échanges et garantir à chacun la plus grande liberté de parole possible. Bien évidemment, Etzel officierait en sa qualité de Président de parti.

HMDP avait longuement préparé cette réunion de groupe. Il l'avait préparée dans le fond, mais aussi et surtout dans la forme. Pour ce faire, il avait quitté ses bureaux de la Banque impériale pour rentrer chez lui se changer et ainsi soigner son apparence pour le soir. Amleffe, son majordome, lui avait sorti son complet gris deux boutons à veston croisé, une chemise blanche à col droit avec sa passementerie noire -- il s'agissait en fait d'une lavallière en soie --, et avoir sorti et astiqué ses chaussures, sa ceinture, sa montre à gousset et sa canne au pommeau en argent. Enfin, son homburg anthracite complétait la tenue esthète.
Ainsi vêtu, il paraissait plus élégant et sérieux qu'à l'accoutumée. Seules sa mine bonhomme et ses moustaches finement taillées, rappelaient que le Comte n'était pas un autre homme.

Il arriva avec beaucoup d'avance au siège du parti, précautionneux et calculateur. Il arrêtait, à l'occasion d'une poignée de main, ses collègues du Palais Marmont pour les entretenir de la réunion à venir et chercher à obtenir leur soutien lorsque le nom du président du groupe viendrait à être soumis au vote. Sa qualité de secrétaire et son amitié avec l'Archichancelier de l'Empire aidaient à asseoir sa position.

Arrivé dans la salle de réception, il s'étonna du changement d'aspect de la vaste pièce dès lors garnie de ses éphémères tribunes. Un sourire aux lèvres, il alla saluer le Grand Dignitaire qui s'affairait visiblement à contrôler les préparatifs.

Excellence, voilà un travail qui offre un tout nouveau cachet à la pièce. Ne pensez-vous pas qu'il conviendrait de lancer quelques menus travaux pour rendre à cet hémicycle une place permanente dans l'une des salles du première étage ?

Concernant nos affaires, j'espère ne pas avoir trop empiété sur votre temps. Mais comme vous le savez, j'aimerais vraiment représenter l'Union des modérés auprès des autres groupes et de Son Excellence le président du Sénat. Vous seriez ainsi assuré que votre voix soit bien celle du parti et non pas celle d'un sénateur agissant de façon peu cavalière.

Pour suivre l'expression à la mode tout avançait sur des rails. Avec cette popularité au zénith pour l'Union des modérés, il importait à l'Archichancelier de ne pas décevoir l'électorat. Accoudé contre le garde-corps de la première rangée du petit hémicycle de 200 places, il fit part aux ouvriers de ses dernières instructions ; les voilures n'avaient toujours pas été accrochées et quelques fauteuils manquaient encore. Les gradins en bois grinçaient dans un léger gémissement plaintif mais personne ne semblait s'en soucier.

Satisfait devant son ouvrage, Etzel salua chaudement son secrétaire dont il ne lâcha plus la main.

" Je pense en effet qu'en abattant quelques cloisons nous parviendront à reproduire cet exploit. Selon les nécessités, nous envisagerons de racheter l'immeuble voisin pour poursuivre notre extension. Je nous vois trop petits dans cet endroit. "

Comme à chaque fois qu'il était épuisé, sa paupière droite avait tendance à tomber légèrement sur l'oeil pour en faire un semblable à celui d'un félin. Pour autant, toute cette émulation stimulait l'Archichancelier qui était un redoutable adversaire de la fatigue.

" Laissez, Henri-Maxime. J'ai fait ce qu'il y avait à faire concernant votre problème et considérez-le comme réglé. Vous me remercierez plus tard, quand je devrai faire appel à vous. "

Le duc de Varsalance avait commissionné quelques-uns de ses assistants pour faire comprendre aux possibles candidats à la présidence du groupe modéré que le choix avait déjà été arrêté. Cela avait gêné quelques sénateurs mais dans l'ensemble, tous avaient accepté sans réserve la décision du Grand Dignitaire. Après tout, n'était-il pas capable de faire la pluie et le beau temps depuis plus de quinze ans ? Les adversaires de l'Archichancelier ne le restaient jamais longtemps, par la volonté ou par la force des choses.

Etzel, après avoir serré une marée de mains et salué tout autant de sénateurs, grimpa sur l'estrade qui faisait office de tribune. Il était seul, depuis son perchoir face à l'ensemble des membres du Palais Marmont rassemblés sous l'étiquette de modérés.

" Chers sénateurs, chers collègues,

Je vous remercie d'avoir tous fait le déplacement jusqu'ici. Je sais que nombreux sont ceux qui auraient aimé pouvoir rentrer dans leur Préfecture avant que la prochaine session ne s'ouvre mais il me semblait important que nous soyons tous réunis aujourd'hui.

En effet, plus que jamais, le Belondor et les belondaures, ont besoin de nous. Le message que nous a fait passer le peuple est très clair : nous devons assurer l'avenir de la Nation. Le scrutin des 6-7 Antonine dernier a prouvé que le pays était en train de changer et qu'il partageait nos valeurs et nos idéaux. Vous tous ici savez que nous ne remplissons pas uniquement une fonction, nous effectuons un véritable sacerdoce. L'avenir de Belondor doit être notre seule et unique préoccupation ; pour cela, nous devons faire preuve de la plus grande rigueur et du plus grand courage possibles.

Je vais vous inviter à vous exprimer quant aux propositions d'amendement, de débat ou de proposition que vous pourriez avoir à formuler. Toutefois, je vous invite à garder à l'esprit que l'Etat doit rester dans ses attributions régaliennes autant que possible. C'est à nous, en tant qu'individus, qu'il revient la lourde et difficile tâche d'oeuvrer pour le bien commun. Gardons pour dogme la Constitution et travaillons selon ses règles.

La parole vous est donc donnée. Que l'un d'entre vous vienne me rejoindre sur l'estrade. "

Ce discours était tout à fait nouveau dans la bouche de l'Archichancelier de l'Empire. Conscient que l'Empereur faisait et défaisait une majorité sénatoriale par le simple jeu de la révocation/nomination, il espérait ne pas froisser le souverain.

Au milieu de l'hémicycle, HMDP sondait ses collègues. Il savait les sénateurs Villard et Hautelier pleins d'idées mais aucun des deux n'osaient prendre la parole. Ce fut donc en leader naturel du groupe parlementaire qu'il interpella le premier.

Auguste, vous avez attendu trop longtemps pour faire changer les choses ; voilà désormais venue votre heure. A vous de nous faire part de vos idées et propositions pour la prochaine session du Sénat.

L'intervention d'Auguste Villard fut applaudie pendant plusieurs dizaines de secondes par les sénateurs modérés, certains le gratifiant de Bravo bienvenus. Malgré les atermoiements du Palais Ceronine II en la matière, les interventions légales timides, il semblait que le temps était venu pour une vaste action sur ce champs là. La garantie des droits et la reconnaissance des devoirs des travailleurs étaient l'assurance d'une croissance économique pour les années à venir. En pleine période industrielle, le Belondor se trouvait à la croisée des chemins.

Le président de l'Union des modérés applaudissait lui aussi, voyant dans le sénateur Villard le fer de lance de la politique sociale du parti. Fort de cette union derrière le projet du jeune sénateur de la circonscription de Veledris, il héla l'un de ses confrères :

" Sénateur Hautelier, vous n'êtes pas en reste en matière d'économie et de travail. Voulez-vous nous faire partager vos propositions ? "

L'intervention de Charles Hautelier fut, elle aussi, applaudie avec force par l'ensemble des sénateurs. Cette réforme institutionnelle ouvrirait une nouvelle ère économique pour le Belondor; la centralisation, espérée et attendue, devait permettre à l'Administration impériale de mieux travailler à la grandeur de la Nation.

Après le sénateur Hautelier suivirent plusieurs interventions d'autres membres du groupe modéré. Tous abondaient dans le même sens et il semblait plus que probable que les propositions de réforme soient âprement défendues par l'Union. Si le Palais Marmont n'était pas une assemblée législative, il en aurait pourtant tous les atours dès l'ouverture de la première session.