Lettre à son Excellence l'Archichancelier de l'Empire

L'Archichancelier et Grand Électeur de l'Empire recevait à déjeuner dans le salon attenant à son bureau lorsque le pli du ministre de la Justice lui fut transmis par un huissier. Après en avoir visé le contenu, le duc de Varsalance s'excusa auprès de ses convives, des sénateurs et plusieurs amis de longue date, qui finissaient leur dessert et attendaient de prendre le café dans le fumoir.
Le sénateur Marin de Clarac, professeur de lettres à l'université d'Origodes, comptait parmi les habitués à ces déjeuners, propices aux confidences. Comprenant que la désertion soudaine de l'Archichancelier était lié au contenu du document, il n'hésita pas à le suivre dans son bureau, refermant la porte derrière eux.

D'ordinaire plus flegmatique, l'Archichancelier de l'Empire semblait pris d'un coup de colère, rappelant l'époque où, servant Nabelnine I^er, il était surnommé l'Archipolicier de l'Empire. Dès lors que l'adrénaline eut son effet sur le duc de Varsalance, il sembla subitement sombrer dans son calme usuel, cherchant visiblement une solution. Laissant quelques dizaines de secondes afin de mettre ses idées en place, il avança à l'adresse du sénateur de Clarac :

" Vous savez Marin, j'ai passé ma vie à me battre pour que l'on ouvre au peuple un régime plus souple ; je me suis battu pour fournir au peuple les libertés qu'il a toujours souhaité ; je me suis battu pour permettre à des journalistes d'oser prendre la parole, mais s'il y a une chose que je n'ai pas défendu c'est de laisser la porte ouverte à toutes les extrémités et à toutes les calomnies ! "

Les deux hommes se dévisagèrent un instant. Ils se connaissaient depuis de nombreuses années et leur entente était singulière. Evidemment, le discours de l'Archichancelier était marqué par une certaine forme d'hypocrisie, bien qu'il semblait convaincu et sincère dans ces propos. Etzel Calpunien était un homme du système, qui avait dû courber l'échine et matraquer le peuple lorsqu'il l'avait fallu, tout en essayant de l'ouvrir à plus de libertés et de devoirs politiques.

" Votre collègue, le sénateur Auguste Villard, a réussi à faire voter la création d'associations professionnelles. Il est aujourd'hui à la tête de l'une d'entre elles et l'a dotée officieusement d'un journal dénommé Le Falot. Bien évidemment, il ne lui a fallu guère longtemps pour tirer à boulets rouges sur Batignoles Industries et embarquer ainsi toute une machine dont nous ne connaissons pas tous les rouages.

Dès lors, je me retrouve avec une plainte provenant de Gondebaud Batignoles suite à un article publié par ledit Falot. Il semblerait d'ailleurs que le sénateur Verrines d'Hersant ait également fait parler le lui puisqu'il est demandé que l'immunité de vos deux collègues soit levée... j'imagine que c'est en lien avec les communiqués peu inspirés du Parti progressiste, qui n'hésite pas à solliciter le départ du ministre des Affaires sociales. "

Le professeur de lettres sembla hésiter un instant avant de répondre, non sans faire attention à chaque mot employé.

" Peut-être conviendrait-il de solliciter des explications de tous deux auprès de l'Archichancellerie de l'Empire. On verrait ainsi que vous ne protégez pas de façon éhontée Villard et que vous tenez à faire respecter l'Etat de droit. A ce propos, beaucoup sont ceux qui, dans nos rangs, disent que Auguste pourrait rejoindre le parti de Verrines d'Hersant, ce qui ne serait peut-être pas plus mal et nous éviterait ces injures publiques.

— Vous avez raison, je convoquerai Villard et Verrines d'Hersant ici-même afin de mettre les choses au clair. Et puisque les ouvriers voulaient que les associations professionnelles soient reconnues publiquement, personne ne verra d'inconvénient que leurs organes de propagandes respectent les règles de publicité auprès du ministère des affaires administratives et la censure de l'Archichancellerie. "

Il ne restait dès lors plus qu'à prendre la plume et à intervenir auprès des intéressés.