Une mission pour Lébian Thilovine ?

Les résultats obtenus lors de l'opération « Souffle de l'Ouest civilisateur » qui devait permettre à l'Empire de Belondor de prendre le contrôle de la Marche et d'en disposer selon ses souhaits étaient bons. Dans l'ensemble, les Marchoins s'étaient plutôt montrés coopératifs et les rapports du général de Chasselac ainsi que ceux de son autorité de tutelle, le général Solmenière, laissaient à penser que, d'ici peu, la quasi-totalité du pays serait totalement sous contrôle des armées de l'Empire. Mais au goût de l'Empereur, il y avait encore trop de résistances. Certes, la hausse des primes de dénonciation avait permis de débusquer de plus en plus de chefs de réseaux. Désormais, la « résistance » était fortement affaiblie, mais elle n'était malheureusement pas encore vaincue. Et cela, pour Nabelnine II, ça n'était pas tolérable. Il lui fallait en finir avec ces groupes criminels, qui n'avait de résistants que le nom, et étaient en réalité des réseaux mafieux au sens propre du terme, que l'intervention belondaure gênait dans leurs petites « affaires ».

La principale bande de brigands encore debout était celle d'un certain Medvedi, l'Ours, qui dirigeait la Semya (« famille » en russlave), laquelle n'hésitait pas à s'en prendre à ses troupes, notamment lorsque quelques soldats avaient l'imprudence de s'isoler, voire à des convois militaires de vivres et d'armes. Medvedi était, paraît-il, le plus puissant de ces immigrés russlaves de la Marche après le départ d'Abramovic, le criminel qui avait pensé pouvoir s'arroger un royaume en renommant la Marche, la Staratélie, ce qui fut un échec complet. Décidément, ces Marchoins d'origine russlave créaient bien des problèmes à l'armée belondaure ; alors que la plupart des collaborateurs étaient eux de culture belondaure, c'étaient eux qui prospéraient dans le brigandage et résistaient donc à la férule belondaure. Il fallait en finir. En trouvant ce Medvedi, on décapiterait la Semya et on porterait un grave coup à ces « résistants ». Il serait alors possible d'intégrer la Marche à l'Empire, ce qui était le projet de l'Empereur depuis quelques semaines, désormais... Apostrophant son secrétaire particulier, Charles Degaulle, qui venait de déposer des dossier dans son cabinet, l'Empereur lui dit de ce ton calme, doux, mais austère et sans chaleur et en utilisant toujours ce « nous » de Majesté qu'il affectionnait tant :

- Informez le commissaire Lébian Thilovine que nous souhaiterions sa présence dans l'antichambre de notre cabinet d'ici une heure. Qu'il n'ait pas de retard.

Comme bien souvent, Lébian Thilovine était introuvable. Personne n'aurait su dire s'il menait une enquête, s'il avait rendez-vous ou bien alors s'il refusait d'être dérangé. Seul Hactorel connaissait son emploi du temps, et encore ! il ne savait que ce que son employeur voulait bien dire. La visite d'un membre du cabinet de Sa Majesté impériale plaça justement le majordome dans une situation particulièrement délicate : le commissaire était attendu immédiatement au Palais Ceronine II. Que se passait-il pour que l'on sollicita aussi rapidement l'officier Thilovine ?
Ce dernier avait indiqué au jeune homme qu'il prenait sa journée, qu'il voulait faire quelque activité bucolique. Connaissant son employeur, Hactorel orienta le commissionnaire vers le Jardin botanique ; il savait que depuis quelques semaines, Lébian travaillait sur des anesthésiants et recherchait des informations.

Effectivement, près de vingt minutes après le départ de l'agent impérial, le commissaire Thilovine parut dans l'entrée de l'appartement :

« Hactorel. Un déguisement, vite ! Prenez le premier qui passe... ou plutôt un que je porte rarement ! »

Dans l'empressement, le majordome jeta sur les épaules de l'officier de police son veston d'intérieur avant de disparaître dans la vaste pièce où étaient entreposées toutes les confections portées depuis plusieurs années par le maître du grimage et du déguisement. Au bout de quelques dizaines de secondes, Hactorel ressorti de là avec un sac en toile poussiéreux où était suspendu un costume sur un portant.

« J'espère que celui-ci conviendra à Monsieur. Il ne l'a pas porté depuis au moins trois ans. »

Reconnaissant la housse, Lébian ne put s'empêcher d'éclater de rire.

« Très bien, très bien. Allez chercher mes godasses, que je n'ai pas l'air dépareillé, et le couvre-chef qui va avec naturellement. Pendant que je me prépare, attelez la voiture, vous me conduirez vous-même jusqu'au Palais. »

En moins de dix minutes, les deux hommes étaient sortis. Le coupé filait droit vers la résidence impériale et siège de l'administration ; à son bord, Lébian regardait fièrement les passants qui tournaient des têtes intriguées vers lui. Étrangement, aux portes du Palais, personne n'arrêta la voiture : le costume suffisait à faire lever toutes les barrières.

En homme consciencieux et ponctuel, Lébian Thilovine se fit introduire dans les Appartements de l'Empereur, moins d'une heure avant que Charles Degaulle ne fut envoyé en mission. Une véritable prouesse ! Il n'eut à faire antichambre que quelques minutes avant d'être conduit jusqu'au cabinet de l'Empereur.

Tous ceux qui connaissaient Lébian Thilovine, le commissaire de police au taux d'élucidation le plus élevé et au charme le plus prononcé - les courtisans cachaient leur femme et leurs maîtresses de crainte qu'il ne s'en empare le temps d'un galant rendez-vous - savaient qu'il ne pouvait s'empêcher de venir accoutré de la pire des façons : cet entretien avec l'Empereur ne ferait pas défaut.

Il était un peu raide dans son costume d'officier de la police impériale. L'uniforme noir était réhaussé d'un peu d'or sur les épaulettes et le couvre-chef. Trop amidonné et laissé à l'abandon dans la penderie, il donnait à Lébian un air de jeune promu qui venait de faire ses classes et qui attendait d'être assermenté. Pour sûr, personne n'aurait cru qu'il viendrait sans artifice et dans le plus grand respect de l'étiquette.

Lébian se courba afin de saluer dans les formes son souverain et attendit que ce dernier ne prenne la parole avant de se redresser.

L'Empereur indiqua d'un signe de la main à Lébian Thilovine qu'il pouvait se redresser, ce que celui-ci fit donc. Nabelnine II était assis bien calé au fond de son fauteuil de travail, situé derrière son bureau ouvragé. Il souriait très légèrement, de ce rictus qu'il affichait habituellement en public. Il semblait jauger l'individu lui faisant face. Il connaissait toutes ses qualités, ses exploits, et avait également fini par avoir connaissance de ses travers. Mais de cela, il n'avait cure, car il savait parfaitement que nul n'était parfait, surtout pas ceux qui l'entouraient. Au bout d'une minute, il se leva, tournant le dos au commissaire Thilovine. Il aimait à regarder la ville d'Elbêröhnit se transformer et en même temps s'activer, travailler, flâner parfois. Il ne restait plus grand-chose à faire et les Grands Travaux seraient finis dans un ou deux ans maximum. Semblant accorder de nouveau un peu d'attention à l'autre personne présente dans son cabinet, il s'approcha de Lébian Thilovine, sur son côté, jusqu'à n'en être plus qu'à un mètre. Celui-ci faisait bien dix centimètres de plus que l'Empereur. Ce dernier s'en amusait quelque peu. Il sourit alors un peu plus franchement, mais de ce sourire si froid et énigmatique qu'on lui connaissait. Il lui dit alors :

- Monsieur Thilovine. Vous avez fait des merveilles, partout où vous êtes parti en mission. Vous servez depuis longtemps l'Empire. Vous étiez déjà au service de notre père. Vous êtes notamment celui qui fut choisi en personne par l'Archichancelier de l'Empire de l'époque, c'est-à-dire le même qu'aujourd'hui, pour traquer et appréhender les terroristes eslagnais qui, par leurs méthodes d'une folie sans nom, espéraient parvenir à l'indépendance. Vous fîtes alors merveille, comme nous le disions...

L'Empereur s'arrêta un instant, semblant de nouveau jauger ce commissaire d'un genre tout-à-fait particulier. Pour être honnête, il pensait bel et bien que cet homme l'intriguait. En effet, il paraissait plus froid qu'une tombe, ou que les neiges de Sibérie russlave. Il parvenait, sur ce point, à régaler la performance impériale, ce qui n'était pas peu dire. De fait, il en était profondément convaincu, s'il devait y avoir un individu capable d'accomplir cette œuvre, c'était à l'évidence ce Lébian Thilovine. Reprenant, il dit alors :

- Vous vous êtes montré efficace, une fois de plus, dans l'affaire Gondebaud Batignoles qui sera jugé sous peu... c'est pourquoi nous souhaitons vous confier une nouvelle mission.

Il retourna de l'autre côté de son bureau et s'assit dans son fauteuil :

- Notre intervention armée pour la restauration de l'ordre et le retour de la sécurité de la Marche est un réel succès. La population marchoinne de souche se montre docile et collabore aisément avec les autorités militaires présentes sur place. Malheureusement, il n'en va pas de même des immigrés russlaves, lesquels alimentent les réseaux de résistance, ou plutôt, pour parler plus vrai, les réseaux de criminalité et de brigandage. Car ne nous y trompons pas, ce n'est pas tant un envahisseur qu'ils combattent dans le Belondor, qu'une présence gênante pour leurs petites affaires mafieuses. En tout cas, ils nous gênent dans la reprise en main de la Marche, sa pacification. Un réseau en particulier, semble être la figure de proue de tout ceux-ci, la Semya, autrement dit la « famille » en russlave. À leur tête, ils ont un homme qui se fait appeler Medvedi, l'Ours. Nous souhaitons que vous réalisiez ce que vous avez réalisé en Eslagne : vous pénétrez ce réseau de résistance en vous faisant passer pour un immigré russlave – nous savons que vous parlez le russlave presque comme un natif – de façon à ne pas éveiller les soupçons, vous participez à leur coups de main, y compris si cela doit conduire à la mort de certains de nos hommes, afin d'acquérir leur confiance, vous faîtes en sorte de rencontrer ce Medvedi, vous communiquez les informations à l'armée et vous arrangez pour qu'elle puisse lui mettre la main dessus, ou qu'il puisse être éliminé.

Il s'arrêta un instant, avant de reprendre :

- Nous savons que si cette mission vous est confiée, vous réussirez. Et si vous réussissez, vous monterez en grade. Nous souhaitons que vous partiez dès ce soir. Vous pourriez ainsi arriver sur place dans deux jours au plus tard.

Quelle était donc cette montée en grade possible pour un officier de police jouant fréquemment les agents secrets ? Voilà qui certainement l'intriguerait.

Lébian avait pris grand soin d'écouter l'Empereur avec attention, analysant chacun de ses gestes afin de définir les traits de sa personnalité. Plusieurs erreurs avaient été commises durant l'exposé du monarque, mais l'officier de police n'avait rien dit, se contentant d'enregistrer toutes les paroles prononcées. Machinalement les doigts de sa main droite semblaient pianoter sur sa cuisse, comme s'il jouait une composition musicale ; le geste, calculé avec soin semblait presque anodin, les mouvements rythmés et répétitifs n'attirant guère l’œil.

De prime abord, s'il était vrai que le Lébian dépendait du ministère de la Police générale et qu'il avait fait forte impression au cours de ses dernières enquêtes, il avait été de nombreuses années au sein des Services Spéciaux et avait opéré aussi bien au Belondor qu'en opérations extérieures. La guerre des services il la connaissait et l'avait menée à de nombreuses reprises pour clore ses dossiers, tant lorsqu'il était au Ministère de la Guerre qu'au sein du commissariat dont il dépendait.

A l'évocation du nom de Medvedi, Lébian s'interrogea sans pour autant que sa sa surprise ne puisse se lire sur son visage, impassible. Il connaissait L'Ours, depuis qu'il avait opéré durant plusieurs missions au Zollernberg, en Russlavie et en Germanie. Lorsque l'Empereur tourna le dos pour se rasseoir derrière son bureau, le policier fit la moue, particulièrement embarassé par l'idée d'aller traquer le plus puissant des bandits du continent. Sa Majesté impériale aurait-elle eu donc quelque cachotterie pour ses plus loyaux serviteurs au point de ne pas les avoir questionné sur cette mission ou étaient-ils simplement incompétents ? A cette question, Lébian préféra croire que le jeune et fougueux souverain n'entendait pas faire confiance à un Connétable et un ministre de la Guerre, tous deux sur un siège éjectable depuis quelques jours.

C'est à l'idée de voir un Empereur décider seul dans son coin sans en parler aux gens qui l'entouraient que Lébian tressaillit. La façon d'amener la nomination tant sur le fond que sur la forme intrigua l'officier de police. Décidément, le jeune monarque n'avait absolument pas le caractère réservé et timoré qu'on peignait de lui depuis de longues années. Il était au contraire le chien fou et l'impétueux personnage que l'on attribuait plus volontiers à son cadet. Au fond, son extrême froideur trahissait un manque total de confiance en soi et d'une croyance erronée d'un contrôle total sur les événements. Plutôt que d'admettre qu'il ne pouvait raisonnablement tout gérer, Nabelnine II voulait montrer qu'il était le métronome d'un Empire aux contours sans fin.

Ses effets d'annonce ne servaient désormais à rien Lébian l'avait démasqué et voyait clair dans son jeu. Le jeune homme cherchait quelqu'un d'expérience pour remplir les basses besognes. Bien évidemment, il lui était impossible de refuser, l'ordre venant directement de l'homme le plus puissant au monde. Mais Lébian voulait-il seulement refuser cette promotion ? Assurément pas ! Préférant se dire qu'en jouant sur les deux terrains il pourrait faciliter la résolution des affaires non-élucidées sur lesquelles il travaillait, parfois depuis des années, Lébian prit alors la parole :

" Votre Majesté, en tant que citoyen belondaure mon devoir est de me placer sous votre autorité. Votre proposition n'a pas à être discutée, je la considère comme une nouvelle consigne qui m'est donnée dans l'exercice de mes fonctions. Je sers l'Empire depuis plusieurs décennies maintenant et je serai honoré de continuer à le faire selon vos attentes. "

La requête de l’Empereur des Belondaures semblait en premier lieu irréalisable. Comment un homme seul et avec de très faibles moyens pourrait-il faire tomber les plus puissants réseaux de brigandage du continent ? Si Medvedi était connu comme un Ours, Lébian était quant à lui un véritable Loup blanc ; il lui serait d'autant plus difficile de rentrer dans la Semya puisqu'il avait eu à en former certains membres il y a de longues années, à l'époque où le Crasselande était encore une grande puissance. Mais pour lui, seul comptait le résultat et la correcte application des ordres confiés. Il ferait de son mieux pour que l'objectif soit atteint : une Marche pacifiée.

Plongeant son regard, durci par l’âge et les expériences de la vie, dans celui du jeune souverain. Assurément, Lébian savait quoi faire ; il n’était pas à son premier coup d’essai. Il lui faudrait néanmoins du temps pour préparer son plan et il devrait nécessairement compter sur des gens de confiance.

« Je vais avoir besoin d’hommes, d’argent et de matériel pour pouvoir assurer la réussite de cette opération. Je n’aurai pas besoin de beaucoup de moyens ou d’effectifs mais il va me falloir du temps pour pouvoir tout préparer dans les moindres détails.
Je contacterai les personnes les plus à même de me seconder et ferai le nécessaire pour que vous soyez informé de l'évolution de la mission. »

Pris par le sérieux de l’affaire, le commissaire de police n’esquissait pas même un sourire. Il agirait avec professionnalisme, mettant de côté ses considérations personnelles.
Lébian, qui aimait toujours avoir le dernier mot dans une conversation s’offrit donc l’immense plaisir de clore la discussion, s'étant levé de son fauteuil :

« Il sera fait selon votre volonté, Majesté. »

Sans attendre de réponse, il tourna les talons et quitta le cabinet de l’Empereur. Ce jeune homme avait l’assurance et l’intelligence des grands hommes mais il conservait cette prétentieux propre aux jeunes loups. Le nouvel agent secret de Sa Majesté sentait la puissance dégagée par Nabelnine comme un vieillard sentait la mort s’approcher. Offrir son dos à une personne capable de réaliser les pires choses était la preuve de son extrême confiance sinon supériorité et il ne s’était pas trompé.

Désormais, il importait pour le commissaire de Police de suspendre ses dossiers et d'invoquer une affaire dans l'est du pays afin de sauver les apparences, tout en préparant dans le plus grand secret l’exécution de sa mission.